samedi 20 mars 2021

12.


Des deux pommiers proches du lavoir aucun qui ne portât des fruits rebondis. Devant la sensualité inerte propagée, je les convoitai. Les deux arbres fléchissaient sous leur poids. Les branches en avaient lâché une quantité substantielle sur la terre humectée. Dans le vert de l’herbe, leur épiderme jaune pâle et sans nuances s’accusait davantage que dans l’air bleu. Leur texture lisse avait surpris ma main accoutumée à la rugosité des reinettes. J’avais cru reconnaître des Chanteclerc. Des petites taches noires inoffensives en passementaient la peau. En revanche, des pigments marron faisaient naître la pourriture sur quelques-unes. Autour de ces flétrissures, de rares abeilles étaient à la tâche. J’avais rempli une cagette aux trois-quarts. Je les étalerais dans le cuvage frais et sombre de la maison du Pescher, sur la table servant au dépôt des approvisionnements périssables. Des moineaux pépiaient, mais ils demeuraient invisibles. L’écoulement d’une eau limpide dans le lavoir régulait le silence. Dans l’ordre sage, la fraîcheur réverbérait. Elle montait aussi de la robine où il m’arrivait de ravigoter mes pieds nus. Je ressentais alors un frisson de nouveau-né. La robine séparait le lavoir du chemin. La chaleur gagnait la campagne alentour, mais l’enclos lui demeurait fermé. Sa réverbération était repoussée contre le mur de la grange. Le long bâtiment barre la vue sur tout un côté du bassin. Sa porte rongée par le temps laisse passer les chats. L’autre semaine, elle avait avalé la balle en caoutchouc de mes petits-enfants.
Dès ma première venue, je sus que j’épouserais ce recoin sobre d’être si intact. Étrangement, je n’y ai encore jamais croisé quelqu’un. Aux pieds des murets moussus, j’avais espéré voir sauter des grenouilles et pouvoir ainsi vérifier, comme à l’école, les descriptions de Jean Rostand. C’était trop demander. À observer le lavoir parfaitement récuré, je remerciai citoyens et édiles pour ce que cela signifiait de respect envers un vestige de la consistance vitale d’autres époques.
Le proverbe catalan « Fer safareig » (« faire lavoir ») signifie « commérer ». Moi qui trouvais parfois vaines les paroles de la ville, je rattrapais dans cette campagne disponible, debout devant les pans inclinés de pierre rainurée, celles montées de mon propre fonds de mémoire. À l’adolescence, au cours des premiers étés dans le village de ma mère, j’avais bu les mots du ferment des familles qui circulaient sous la toiture posée sur douze colonnettes de fer. L’eau surgie d’une percée dans une langue d’ardoise sur le côté du bassin soutenait les voix d’une Maria, de deux Montserrat, d’une Antònia, de trois Roser, d’une Dolorès. Aucune d’elles ne chantait faux. Un écho marqué amplifiait les éloquences. Des enfants allaient et venaient, de la place de l’église aux étoffes de leur mère. Aucun homme ne s’aventurait. Étranger sans l’être tout à fait, je demeurais à la périphérie de ces notes chaudes et pulpeuses, dans une écoute de garçonnet à genoux sur son prie-Dieu. Sous l’abri ouvert aux vents, elles brassaient mes origines sans que, pour autant, j’en oubliasse les prés spongieux de ma Corrèze enracinée, en particulier ceux de Chèvrecujols dont les rigoles offraient l’hospitalité aux têtards sous les panaches courts des joncs. Je ne perdais pas un mot de ce qui se potinait. Je déchiffrais ce que les femmes en tablier révélaient sur les maisons qu'elles désignaient non par le nom de chaque famille mais par un sobriquet souvent centenaire attribué selon une règle qui parfois ne manquait pas de sel, parfois ne manquait pas de charme. Ainsi le « Can Mai paro » : « Chez Je ne m’arrête jamais » ! L'on m'avait fait remarquer que le tracteur du père vrombissait de matines à vêpres sur les chemins poussiéreux et les olivaies. Lorsque les assemblées de lessivage cessaient, montait en moi un regret égal au « fin » d’un Chaplin.
Dix fois maintenant, j’ai tourné autour du lavoir aux deux pommiers de La-Chapelle-aux-Saints. À chaque visite, la vie m’y est apparue en sursis. Les maisons, qu’elles soient ouvertes ou bien fermées, s’accordent à l’éloge de la lenteur proféré dans un fond de Haute-Loire par un éditeur-poète. La finesse des deux colonnettes du portail de l’église, le mystère du chapiteau aux deux oiseaux enserrant un homme, sont d’humeur concordante. En choisissant de bon matin au carrefour en bas de chez moi,  cette direction plutôt que celle de Beaulieu-sur-Dordogne ou bien celle de Meyssac, la flânerie borne mes intentions. La sépulture d'un homme de Néandertal fait la notoriété du village. À cette heure-là, peu me chaut en vérité la découverte des frères Bouyssonie en 1908 dans une cavité de La-Chapelle-aux-Saints. Le lavoir, rien que le lavoir à l'eau bénite par les deux pommiers ! ; puis, à trois lieues, la première toiture couleur orange brûlée du Lot.

12.

Des deux pommiers proches du lavoir aucun qui ne portât des fruits rebondis. Devant la sensualité inerte propagée, je les convoitai. Les deu...