Il avait neigé sur mon sommeil et sur les montagnes en amphithéâtre au-dessus de la ville. Un personnage dont je n’ai conservé aucun souvenir, que ce soit la forme de nez, la couleur des yeux, la taille, avait frappé à la porte. Une écharpe de brume ceignait mon front et ma nuque. J’étais chaussé à un pied d’une botte Aigle achetée au Gamm Vert de Tulle et à l’autre d’une pantoufle Capuchinhas en laine et lin acquise à Funchal. J’avais ouvert. Le personnage s’était montré direct et même pressant : « Moi, c’est Covid. On va prendre un verre ? » Au réveil, j’avais noté l’invitation extravagante dans mon « Carnet des Rêves », un cahier orange, ainsi que les détails qui l’avaient précédée, brume, botte, pantoufle. Rien d’autre, puisque que la suite de l’hallucination nocturne s’était dissoute dans l’oreiller.
Il convient d’exposer que la veille, nous avions marché dans la ville, M. et moi, les deux masqués aux normes, mais lui avec « ausweiss » et moi sans, rebelle. Si un drone nous avait suivi, il aurait noté nos trajectoires parfois étranges sur le large trottoir, faisant parfois un pas en avant et deux pas sur le côté à la manière du cavalier sur l’échiquier afin de nous approcher par exemple d’une plaque commémorative. Nous flânions donc dans le délicieux air frais quand nous fûmes attirés par deux petites tables caressées par le soleil. Elles suintaient la panne d’affection à la terrasse d’un bar ouvert mais vide dehors comme dedans, morne et cafardeux. Nous entrâmes. La pose de la serveuse unique, figée derrière le comptoir, le cheveu paillasse, imprimait sur l’ensemble un climat hoppérien. « Si vous voulez un café, vous devez l’emporter ! » dit-elle. Nous n’emportâmes rien d’autre que notre indignation lassée. J’avais passé quelques secondes, entre regret et amertume, stupéfaction et bouderie, à regarder les deux tables désaffectées, puis nous reprîmes notre chemin. La nuit advint le rêve : « Moi, c’est Covid. On va prendre un verre ? ».
Quelques journées passèrent dans la demi-fastidiosité du demi-confinement quand je fus pris de la nécessité d’écrire un Il me faut vous dire à mes petis-enfants, ces alliés naturels, à propos de quelques bars essentiels de mon existence. Je me transportai donc dans des ailleurs anciens et des ailleurs placés depuis des mois dans une parenthèse.
…
Je vous écris comme si j'étais assis à une banquette du « Café de l’Industrie », couleur aubergine, à proximité de Bréguet-Saint-Sabin, station de la ligne 5 du Métro après Bastille en venant de mon boulevard de l’Hôpital quand je suis Parisien. Si le « Café de l’Industrie » était un port dans l’océan des rues, j’y fixerai mon lieu de mouillage.
La clientèle est composée en majorité de trentenaires et de quadragénaires aimables et calmes. Au service, c’est un va-et-vient d’étudiantes auprès desquelles je n’ose jamais rien exiger parce que je leur sais gré de me permettre de t’imaginer toi Mila dans quelques années. Un jour, je le confessai à l’une d’elles. Elle sourit. J’avais dû la relier séance tenante à un grand-père, peut-être à deux. La vie matérielle les maintient dans la difficulté, je le sais. Une énergie fraîche les soutient, je le crois. Elles n’ont pas à renoncer aux privilèges de leur âge. Quant à toi Camil, je t’y vois te balançant entre deux tables comme il n’y a pas longtemps dans un bar de Chamalières, à la manière d’un gymnaste aux barres parallèles.
Le décor reproduit scrupuleusement la palette des bars-restaurants populaires de naguère : tables, ferrures, couleurs. Il manque l’arpette, l’ouvrier, l’artisan du coin, le peuple du Paris de Jacques Prévert dont je vis luire les tout derniers feux. Les sueurs de charbon suitant des péniches ouvertes me reviennent à l’esprit ; les langues bien pendues aussi, qui nourrissaient une euphorie du langage dans les bars, dans les ateliers, dans les usines, sur les trottoirs. Se rendre au travail se disait alors « aller au chagrin ».
Je me souviens du « Lux-Bar » de la rue Lepic, au numéro 12. Le pavé est passé à l’attaque de la Butte Montmartre depuis deux-cents mètres, une fois quittée la place Blanche. Pour Léon-Paul Fargue, la rue Lepic était « un fleuve ». Les soirs, - nous pouvions sortir d’une séance au « Studio 28 » de la rue Tholozé -, l’éclairage rayonnait mollement sur le havane mat des murs. Des appliques soulignaient l’alignement des tonneaux et balayaient le comptoir cuivré effleuré par les confessions. Je me demandais si le couple de patrons gardait en mémoire la coulée de parlotes, radotages, querelles et baratins qui leur tombait dans l’oreille.
La chanson de Bernard Dimey reflète le « Lux-Bar » que j’ai fréquenté :
Au Lux-Bar on s'retrouve un peu comme en famille ;
L'poissonnier d'à côté, c'ui qui vend du requin,
Vient y boire son whisky parmi les joyeux drilles
Qui ne sont rien du tout, mais qui sont tous quelqu'un.
Au bout du comptoir, calée dans le recoin, Juliette se tenait quasiment à demeure devant un verre de rosé. Tant qu’à ouvrir le parachute de la mémoire, j’invente un prénom très robe noire, très parisien ! Je ne me souviens plus du vrai. Juliette buvait modérément, mais le flux l’empoisonnait graduellement. Blonde platinée, elle avait la peau du visage et des bras fanée. On pouvait penser qu’elle forçait sur le maquillage pour tirer un voile sur la vieillesse qui la menaçait. Sa silhouette de peuplier ne laissait personne indifférent. On dit de certaines personnes qu’elles prennent la lumière. C’était son cas. Les habitués racontaient qu’elle avait été danseuse au Moulin Rouge. Les ailes du cabaret tournent en bas de la rue. Le « on-dit » paraissait donc plausible. Juliette promenait un regard constant sur le brouhaha. Elle s’arrêtait sur les visages sans que quiconque conclût à une intrusion. Je commandai la plupart du temps une « mariée », soit un demi de bière, une expression née aux Halles du Paris disparu. Regardez la fine traîne de mousse abandonnée le long du verre par les tireuses à pression et vous comprendrez comme c’est bien vu… À moins que les robes de mariée d’aujourd’hui ne soient plus prolongées par une traîne !
En revanche, je n’ai pas de prénom pour la forte tête du « Galvani » qui donnait sur Gouvion-Saint-Cyr. C’était du lourd en modèle réduit. Une petite boulotte tintamarresque prenait toujours le pas sur les autres sociétaires du club imbibé de blanc d’Alsace. À grand renfort de verdeurs et d’anecdotes renversantes, elle éparpillait au dessus des verres, avec un accent des faubourgs, ce qu’on nomme des « brèves de comptoir » :
« T’as vu l’article dans l’Parisien ? En rentrant bourré chez lui, un mec s’est fait arracher l’nez par son chien… Les chiens, ça aime pas l’alcool ! Moi j’le sais ! Tu vois, l’aut’soir, quand j’suis rentrée avec un coup dans le pif, eh ben Poupette, rien qu’en sentant mon haleine, elle a aboyé. Et pis, tout de suite après, elle s’est barrée. »
Faîtes-moi le plaisir de relire à voix haute et de jouer la partition de la maîtresse de Poupette que j’avais notée immédiatement sur mon carnet, un Exacompta bleu, que je tiens en fond de poche prêt à emmagasinner tout ce qui bouge, une phrase, une citation, un mot de rue, bref, des graines de langage. Par exemple, sur un mur du métro, le 18 janvier 2014 : « Le travail = le goulag + la clim’ ».
Vous pouvez dégager de ma bibliothèque un livre à la couverture marron : La légende des cafés, de Georges Haldas. Sa lecture me refilerait sur-le-champ l’aiguillon de la contemplation des âmes des voisins de comptoir, ces « miroirs de la condition humaine ». Ainsi de toi, Germaine, saine-et-sauve d’une époque d’avant ! À chacune de nos courtes conversations, tu insistais sur tes quatre-vingt-dix ans, sur combien tu te préservais à la désespéré de l’esprit de Paris en voie d’extinction. Tu tenais dans les années quatre-vingt-dix la dernière guérite parisienne de la Loterie Nationale, à l’intersection de la rue des Dames (j’habitais alors au 40), et de la rue des Batignolles, dans le dix-septième arrondissement, juste devant la porte du « … » (son nom m’échappe). Le percolateur sifflait comme un retraité des mines silicosé. Je commandais au comptoir un Évian ou un Beaujolais, un « jambon beurre », j’écalais un oeuf dur, je dispersais du sel. Tu entrais, tu ressortais un café à la main, tu rejoignais ta guérite. C’était un bar de commodité, consommation rapide, partie de flipper, boing, boing et game over ! Il manquait où s’asseoir sans être vu. En sortant, je tombais sur les quatre ampoules mal divisées qui éclairaient un curieux toupet au sommet de ton crâne, Germaine, ma grinçante aborigène ! Un jour, tu t’étais montrée tout offusquée, horrifiée même : « J'ai commencé en 57 en vendant des « Gueules Cassées » et maint’nant on m’demande des « Morpions » ! Alors, j’leur réponds qu’j’en ai pas ». J’avais ri ! Pas toi.
Les enfants, je vous quitte. Je n’en ai pas fini avec les bars. La suite dans ma prochaine lettre.
Post scriptum : « Gueules cassées », c’est les soldats invalides, les défigurés de la guerre de 14 ; pour les morpions, je vous expliquerai un jour.
Un univers impitoyable Tarrago : Duralex, comptoir et ancienne danseuse du Moulin rouge. Tu nous prépares une série entre Paris, Brive et Barcelone?
RépondreSupprimerC'est qui "unknown" ? Poulidor ?, Raymond Barre ?, le commandant Massoud ?
Supprimernostalgie encore + aigüe qu'ils sont fermés
RépondreSupprimernostalgie nenni !, manque brutal ! Un Sancerre à Paname, un Vittel menthe à Brive-la-Gaillarde, une Estrella à Barcelona. La vie, pourvu qu'elle ait du goût !
RépondreSupprimerLe premier Unknown c'est un breton Paimpolais
SupprimerD'accord.
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