Ah !, le verre des cantines, son ventre aimable, ses deux traits
cerclés aux deux tiers supérieurs, son chiffre au fond ! C’est bien lui,
Duralex, en verre trempé transparent et incassable, noblesse du design,
éclat des Salons Ménagers d’antan avec Moulinex et Frigidaire. Je
l’avais perdu de vue. Je ne le savais pas du tout malade. Duralex est en
redressement judiciaire depuis le mois de septembre 2020. Dura lex,
effectivement !
Notre verre national avait été l’instrument d’une révolte lycéenne contre un abus de pois cassés auquel s’était ajoutée une disette de frites.
Une fois le rideau baissé sur la guerre d’Algérie, les années 60
roulaient alors au pas, ternes et sédentaires mais prometteuses
sous le gris-vert de la pierre de Brive et le prodige des premiers
plastiques résumé en slogan : « Plastique Gilac, plastique miracle ».
Ce jour-là, après le dessert, un courant d’insoumission endoctrine le réfectoire. Ce n’est pas Les révoltés de la cellule 11, mais des mutins fines mouches à la baguette d’un jazz-band. On appellera la composition imaginée Ding-ding-dong pour carrelage. Les p’tits malins ne seront pas accusés de « casseurs » ; Duralex est l’Incassable
comme Michelin était l’Increvable. Le ramdam délictueux est lancé,
coordonné, précis. Une première table, un verre glisse et bascule sur le
sol, bing ! Dans la foulée, une deuxième table, un verre glisse et
bascule sur le sol, bing ! Table après table, son réverbéré, le
bastringue s’achève en orphéon avec la chute de plusieurs verres
regroupés. Sidération des trois « pions » de garde, sortie retardée,
irruption du surveillant général, sermon, punition, récréation
supprimée. L’intendant du lycée freina modérément sur les pois cassés et
accéléra raisonnablement sur les frites.
Mon autre blues Duralex
est d’un tonneau différent. Il naît d’une routine des ouvriers du Livre
dans un quotidien, années 70, avant l’Internet et le fax. Le Capital et
le Travail cohabitaient dans un calme de fond de vallée. Le patron
pouvait amuser (aux deux sens du mot) la galerie syndicale en
négociation avec des paroles de nature à entretenir sa légende :
« Messieurs, nous sommes un journal de cons, fait par des cons, lus par
des cons. Vous avez la parole ! »
Les hommes du Livre, la centaine de
compagnons de l’atelier de fabrication, « aristocrates de la classe
ouvrière » selon les journalistes mi-jaloux, un groupe de prolos unis,
bien payés, maîtres en orthographe comme en typographie, des gens
gréés manuellement et intellectuellement, tous ceux-là auraient dû,
selon la Médecine du Travail, boire du lait pour prévenir le saturnisme
lié à la présence du plomb dans la fabrication des caractères
d’imprimerie. Seulement voilà, en neuf années de présence, jamais je
n’aurai jamais vu chaton laper écuelle !
Et c’est ici que Duralex se
pointe. Les deux traits, dont j’ai déjà parlé, étalonnaient la dose de
« rouge » circulant en bouteille dans les travées. Jusqu’au terme du
service, un casier toupinait de poste en poste intéressés. Le
cheminement traversait l’effervescence et la chaleur des lingots de
plomb en train de fondre dans les lynotypes ! La langue du lieu,
épanouie par le mouvement et par la confraternité, donnait de l’orgue.
Dans l’épisode qui nous occupe, par exemple, les « Rhabille le petit ! »
remplaçaient les « Remets-moi ça ! » Les tournées n’altéraient en rien
la qualité du travail. En revanche, on pouvait supposer que, sur la
longue distance, le foie de quelques-uns…. Je me souviens que Pierre
Lazareff, le chef du France-Soir de la grande époque, exigeait de sa rédaction, « Pas un papier sans personnage ». J’ai le mien, resté intact dans ma mémoire.
Comme
tous les soirs, l’homme avait enfourché sa mobylette en fin de service.
Dans la nuit étoilée, sa vue avait passé outre la masse d’un camion à
l’arrêt. Les arbres de l’avenue rapportèrent que le boing fut de
l’envergure de ceux de Grosminet à la poursuite de Titi. Ayant
décidé, par un caprice de l’âme, d’atteindre en nombre de Duralex le
chiffre élevé du département, cet adroit du coude avait absorbé
plusieurs litres de vin en quelques heures.
Sa vie fut bouleversée
par le choc, sa Mobylette assignée à un fond de garage, son poste à
l’atelier définitivement occupé par un autre. Quelques mois plus tard,
ne supportant point son reflet dans la glace centrale de l’armoire de la chambre, il décrocha le fusil afin d’éliminer sa propre image du champ de vision. Vultus est index animi (L’expression du visage est le miroir de l’âme) m’a-t-on appris quelque part ! Après quoi, me fut-il rapporté, il s’était endormi comme Don Quichotte après une hallucination.
(mercredi 2 décembre 2020. À suivre.)
vendredi 4 décembre 2020
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Et oui! Dura lex et dure à cuire!
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