« Les souvenirs nous observent » (Traströmer). Le mercredi 18 mars 2015, au Camp nou de Barcelone, à la 37’ minute du match Barça-Manchester City, Messi fit rouler le ballon entre les jambes de James Milner. S’il se trouve un ignorant dans la salle, qu’il retienne ceci : le geste rapporté est, dans le langage du football, un « petit pont ». Je me trouvais à dix mètres de la ligne de touche, assis à ma place d’abonné, au rang A, siège 14. Mon esprit établit alors un point de jonction avec une époque d’avant la fibre optique. Approchez, action !
Rentrés de vacances, nous reprenions possession de la pelouse du stade Le Clère comme des poulains détachés du poteau de patience. Sur l’herbe coupée de frais, nous faisions rouler entre nous les ballons neufs. Nous profitions des pauses pour ôter les brins humides du regain abandonné par la tondeuse et venus se coller aux bas (aujourd’hui, dans les vestiaires, je crois qu’on dit « chaussettes »). Je les descendais des genoux aux chevilles pour imiter Omar Sivori, fameux italo-argentin, premier Ballon d’Or de la Juventus de Turin. Mon esprit cotisait au narcissisme enfantin, au soleil montait cette adresse : « Je suis tout à toi ! » Les mollets nus luisaient d’huile camphrée comme dans les concours de muscles. Après une chute, j’abandonnais une joue au sol fertile, je m’attardais un peu, le temps d’inhaler l’âcreté de l’humus comme un animal truffier.
Un cri avait fendu l’air. « Ho, le con ! » L’auteur était un jouvenceau qui se retrouvait contre son gré, penaud, le cul dans l’herbe sans que personne l’ait touché. En réalité, c’était un « Ho, le cooon ! » qui s’était fait entendre, car l’air fendu était celui de Brive-la-Gaillarde, ville où finit le Massif central et débute l’Aquitaine ; où surgit du dernier défilé de roches noires la rivière argentée, accueillie à grès ouvert et à clartés dehors par notre plaine native dont l’accent ralenti émet des « o » quasiment gascons. Il se nommait Bernard K., un costaud, arrière latéral, un gars comme nous tous de l’Étoile Sportive Briviste, aux couleurs jaune et bleu. « Le cooon ! », c’était moi, son copain, asticoteur des grands avec ma petite taille, poussé par mes affects pour la passe en retrait, convaincu que le poste d’ailier, en la circonstance le gauche, était propice au tournebouler l’adversaire devant ses buts, par temps sec comme dans la gadoue.
Excusez du peu, mais je venais d’asséner à Bernard un double « petit pont ». Nous avions quinze ans. J’ignorais le mot « orgasmique », mais au ventre le remuement conserve encore de sa dorure ! Sinon, je ne ferais pas en ce moment dans le sensuel. C’est que la jouissance déclenchée par la réussite d’un « petit pont » vous enlève la parole et vous introduit dans une étanchéité brève et extrême, et même secrète. Effectivement, le « petit pont » est un geste cinglant, réussi au détriment d’un mystifié, emporté à son corps défendant dans une chorégraphie pour lui contrariante. Je me souviens : quiconque se serait permis de commettre le même geste sur L., moustache de « bandolero » et bourrasques de méchant, aurait eu le tibia disloqué. Nous en avions peur. Cet arrière d’origine espagnole, qui semblait plus âgé que nous, était licencié dans un autre club de notre sous-préfecture, sur la rive opposée de la Corrèze. C’est vrai qu’on ne dit plus « arrière », mais « défenseur » !
La boule de cuir collée aux pieds, je m’étais avancé vers Bernard. D’une feinte, j’avais provoqué l’écartement de ses jambes. Il n’y avait plus qu’à glisser le ballon dans la trouée et à le récupérer de l’autre côté. Est-ce l’ivresse du retour au pré par ce printemps d’automne ? Est-ce le réflexe du matador qu’il y a peut-être eu dans ma généalogie ibère ? Il me prit d’« achever la bête », sans vouloir humilier, mais par pur réflexe de boute-en-train. Aussitôt qu’il s’était retourné, j’avais répété la manoeuvre dans l’autre sens, le renvoyant à l’étude de la chute des corps. Le « Oh, le cooon » du berné avait éperonné sa colonne, du séant jusqu’au cortex. Malgré l’affront, la bonne humeur avait maintenu le quart chez mon copain cheval d’orgueil et protecteur de notre défense.
C’est un joli nom, « petit pont » ! On entend monter Ainsi font, font, font… ! Le Catalan dit « túnel », l’Espagnol dit « caño » (« tube »). En revanche, l’Anglais dit « nutmeg » (« noix de muscade »). C’est joli, mais mystérieux ! De curiosité attrapé, j’allais vers Charley et Tom, deux amis écossais de mon quartier de Barcelone, les deux accrochés au Celtic de Glasgow comme bébé au biberon. Ils me renseigneraient. Le second, golfeur accompli, faisait mousser auprès de Stuart et d’Alessandro, au zinc du Mar Bella, son dernier swing sur l’Old Course de St. Andrews. Hasta luego, Tom ! Le premier, le Guardian dans la poche, une habitude, disséquait en face, au comptoir du Repúblic Café, dans un sabir anglo-catalano-castillan le pour et le contre des revendications régionales en compagnie d’un autre habitué, journaliste d’El Periódico. See you later, Charley !
Je m’en remis au savoir bonhomme de Jean-Michel Rouet alors détenteur de la chronique "This is England" dans L’Équipe. J’accueillis l’explication la plus probable, la relation notoire entre « noix » et « testicules ». Le principe du « petit pont » est bien de passer le ballon entre les jambes, n’est-il pas ? Bien sûr, Jean-Michel ! Foi de Corrézien de naissance, « Tu me casses les noix » est ce qu’on dit chez nous, à la gloire de la Marbot, variété abondante du côté de Meyssac ! Rouet poursuivit : « L’expression a été popularisée par le journaliste et écrivain Brian Glanville, la meilleure plume du foot anglais, dans l’un de ses romans des années 70. Il écrivait dans le Sunday Times à 84 ans ! Avant, les Anglais parlaient de « tunnel » eux aussi. » Mais enfin, Jean-Michel, la muscade dans tout ça ! Un appel en provenance de Joigny, sa niche, son Colisée, son biotope, interrompit le dialogue. Je pensai sans conviction à « passer muscade », à sa définition par Claude Duneton dans Le Bouquet des expressions imagées : « S’emploie pour souligner qu’une action s’est passée très vite, que quelque chose a été escamoté habilement. » Ces mots étaient opportuns mais éloignés de la vérité recherchée. J’arrêtai là l’enquête.
Dans les moments d’avenir et de nostalgie, ce monde frais comme un oeuf plein est une lecture d’étoiles. Dans la panière des fruits du foot gîte mon attrait pour sa gestuelle à côté de celle de tant d’autres sports et de danses. Ainsi, je me sais redevable à la 37ème minute de Barça-Manchester City du mercredi 18 mars 2015, lorsque ma pupille capta le « petit pont » de Messi sur Milner, portant en lui la merveilleuse facilité du retour des deux miens sur Bernard, deux gouttes de lumière sur la lettre latente, commencée ici, à l’enfant de quinze ans qui courait, sautait, osait un passement de jambe dans le monde englouti des rivières à poissons.
Salut Llibert.
RépondreSupprimerRassure-toi, les Brits non plus ne sont pas sûrs de l'origine du terme "nutmeg".
Voici le fruit de mes recherches, il y a deux versions :
According to Alex Leith's book Over the Moon, Brian - The Language of Football, "nuts refers to the testicles of the player through whose legs the ball has been passed and nutmeg is just a development from this". The use of the word nutmeg to mean leg, as in Cockney rhyming slang, has also been put forward as an explanation.
Another theory is put forward by Peter Seddon in his book, Football Talk - The Language And Folklore Of The World's Greatest Game. The word, he suggests, arose because of a practice used in nutmeg exports between America and England. "Nutmegs were such a valuable commodity that unscrupulous exporters were to pull a fast one by mixing a helping of wooden replicas into the sacks being shipped to England," writes Seddon. "Being nutmegged soon came to imply stupidity on the part of the duped victim and cleverness on the part of the trickster." While such a ploy would surely not be able to be employed more than once, Seddon alleges it soon caught on in football, implying that the player whose legs the ball had been played through had been tricked, or, nutmegged.
Joyeux Noël !
Cher Unknown, merci, je me suis livré à la traduction de ton texte.
SupprimerSelon le livre d’Alex Leith " Over the Moon, Brian - The Language of Football ",
« nuts se réfère aux testicules du joueur à travers les jambes de qui la balle a été passée,
et noix de muscade est juste un développement à partir de cela ».
L’utilisation du mot « muscade » pour signifier « jambe » dans l’argot Cockney,
a été avancé également comme explication.
Une autre théorie est énoncée par Peter Seddon dans son livre,
" Football Talk - The Language And Folklore Of The World’s Greatest Game."
Le mot, suggère-t-il, est né d’une pratique utilisée dans les exportations
de noix de muscade entre l’Amérique et l’Angleterre.
« Les noix de muscade étaient un produit si précieux que des exportateurs sans scrupules faisaient ’un coup’ en mélangeant des vrais avec des imitations en bois dans les sacs expédiés en Angleterre », écrit Seddon.
Être « noix de muscade » qualifia bientôt la stupidité de la victime dupée et la finesse de la part de l'arnaqueur.
Bien qu’un tel stratagème ne pusse se répéter, Seddon allègue que l'expression a rapidement pris dans le football, pour signifier que le joueur dont le ballon avait « troué » les jambes avait été dupé.
L'ami de Barcelone, Jean-Christophe Couderc, originaire de Souillac (Lot), a écrit : " Ça m a fait sourire car en plus le commentaire évoque Alex Leith que j ai bien connu lorsqu'il habitait à Barcelona. Le monde est bien petit ! "
SupprimerUn regal de lecture 😉
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