Je
n’y avais pas été obligé : ni par décret, ni par assignation à une
truffade fortifiante entre copains du Sancy. Je me trouvais en Auvergne
simplement pour le classique tournant émotionnel des fêtes. Le Père Noël
avait laissé un pull-over dans mes sabots. Il avait lu, et bien lu,
Alexandre Vialatte : « Munissez-vous toujours de lainages lorsque vous
allez en Auvergne. Tout y est aigrelet : le fond de l'air, le fromage,
le vin, le son de la vielle. »
Mon appartement surplombe le cimetière de Chamalières. L’illusion d’un Noël blanc s’était emparé de lui ce matin-là. Les tombes étaient cousues d’une gaze de neige du plus bel effet sur le gris-noir du basalte. Je n’ai pas choisi ce parage pour regarder la mort en face. Comme on ne construit pas des sépultures de dix étages, j’ai voulu simplement m’assurer d’une liberté de vue permanente sur la ligne du piémont au galbe séraphique. Il précède, en le cachant, la faute à la perspective, le long étirement de la chaîne des Puys. Avantage additionnel, les jours de ciel turquin tombe devant le balcon perché un rideau munificent avec des nuances d’ardoise comparables à celles qu’on rencontre en mer. Deux mésanges charbonnières familières battent l’air, elles posent les pattes sur le garde-corps, c’est leur dernière halte avant de disparaître pour quelques secondes dans le trou du nichoir, après quoi se poursuit le va-et-vient de brindilles scandé par les gazouillis des oisillons. Au sol, mon fidèle Panxeta (« bedon » en catalan), un gnome au destin de sieste comme en attestent ses yeux clos, voit tout, j’en suis certain, sent tout, j’en suis convaincu, les mains croisées sur le « pansou » (« bedon » en occitan). Il clame en même temps sa paresse et sa distance. Face à l’abus de bouddhas dans l’Occident transi, il est le Songeur en état de veille et en volonté d’être un exemple à suivre. Aux vêpres d’un 31 décembre, je l’avais aperçu dans la vitrine d’une boutique de Montblanc, en Catalogne, sur le point de fermer. Quelques minutes plus tard, il m’accompagnait, à une place de passager. Une fois retournés en France, il connaîtrait l’histoire de sa race si singulière, racontée dans Le Livre des gnomes glissé dans la zone de ma bibliothèque où nichent les ouvrages les plus gracieux, parmi lesquels Winnie l’ourson dans sa réédition fidèle à l’original, une aubaine.
J’ai conservé, ancrée en moi, une séquence de Ceux qui m'aiment prendront le train, le film de Patrice Chéreau, tournée dans le vaste cimetière de Limoges. Je revois une densité folle d’allées rectilignes. La prise de vue propage une force lourde. Cette image a pu peser inconsciemment dans mon choix du surplomb chamaliérois. Je pourrais ainsi toiser un échiquier ressemblant, sans ébarbures sauf les festons de mousse au pied des rectangles des trépassés. Il m’est rappelé par la mémoire mes penchants pour l’oblique, pour le différencié. Et alors ? Pour une fois, de l’alignement, mais dévié par les lèvres de femmes matinales parlant à leur mort. Au décès de l’écrivain valaisan Georges Borgeaud, Marion Van Renterghem avait raconté dans Le Monde (8 décembre 1998) comment ce dernier, de la fenêtre parisienne de son petit appartement de la rue Froidevaux, face au cimetière Montparnasse, passait son temps à observer les allées et venues autour des tombes, « tout prêt à railler le fantôme de telle grande figure des lettres françaises. » Aucune célébrité n’est signalée à la verticale de ma baie. Je ne risque pas d’être emporté par une éloquence impossible à contenir, comme devant la tombe de Jules Vallès dans le repaire des Illustres couchés du Père-Lachaise. Est gravé sur la pierre : « Ce qu’ils appellent mon talent n’est fait que de ma conviction. » En rafale sous mon chapeau, s’étaient projetés la Commune, Le Cri du peuple, les deux Vallès fusillés par méprise… Lors de mon unique promenade dans « mon » cimetière austère, j’ai rencontré sous son manteau de pierre André Fel, le géographe, homme bon, puits de science, que j’avais convaincu de venir rejoindre l’équipe de Massif central, l’esprit des hautes terres, publié chez Autrement au siècle dernier. J’y pense. Qu’on n’oublie pas d’écrire « Ci-gît un être vivant » sur ma tombe de la plaine corrézienne ! Certes, avec ses senteurs de frontière, le cimetière blanc de Port-bou la méditerranéenne conviendrait mieux à mon entre-deux estafilant. Longtemps, j’avais penché pour le titre des mémoires de Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu, mais calquer incommode, et puis un peu crâneur, non ? Tandis que le « Ci-gît… » a quelque chose d’impertinent, mais en même temps le côté exalté du vocabulaire… Je finis par ne plus savoir !
Mon appartement surplombe le cimetière de Chamalières. L’illusion d’un Noël blanc s’était emparé de lui ce matin-là. Les tombes étaient cousues d’une gaze de neige du plus bel effet sur le gris-noir du basalte. Je n’ai pas choisi ce parage pour regarder la mort en face. Comme on ne construit pas des sépultures de dix étages, j’ai voulu simplement m’assurer d’une liberté de vue permanente sur la ligne du piémont au galbe séraphique. Il précède, en le cachant, la faute à la perspective, le long étirement de la chaîne des Puys. Avantage additionnel, les jours de ciel turquin tombe devant le balcon perché un rideau munificent avec des nuances d’ardoise comparables à celles qu’on rencontre en mer. Deux mésanges charbonnières familières battent l’air, elles posent les pattes sur le garde-corps, c’est leur dernière halte avant de disparaître pour quelques secondes dans le trou du nichoir, après quoi se poursuit le va-et-vient de brindilles scandé par les gazouillis des oisillons. Au sol, mon fidèle Panxeta (« bedon » en catalan), un gnome au destin de sieste comme en attestent ses yeux clos, voit tout, j’en suis certain, sent tout, j’en suis convaincu, les mains croisées sur le « pansou » (« bedon » en occitan). Il clame en même temps sa paresse et sa distance. Face à l’abus de bouddhas dans l’Occident transi, il est le Songeur en état de veille et en volonté d’être un exemple à suivre. Aux vêpres d’un 31 décembre, je l’avais aperçu dans la vitrine d’une boutique de Montblanc, en Catalogne, sur le point de fermer. Quelques minutes plus tard, il m’accompagnait, à une place de passager. Une fois retournés en France, il connaîtrait l’histoire de sa race si singulière, racontée dans Le Livre des gnomes glissé dans la zone de ma bibliothèque où nichent les ouvrages les plus gracieux, parmi lesquels Winnie l’ourson dans sa réédition fidèle à l’original, une aubaine.
J’ai conservé, ancrée en moi, une séquence de Ceux qui m'aiment prendront le train, le film de Patrice Chéreau, tournée dans le vaste cimetière de Limoges. Je revois une densité folle d’allées rectilignes. La prise de vue propage une force lourde. Cette image a pu peser inconsciemment dans mon choix du surplomb chamaliérois. Je pourrais ainsi toiser un échiquier ressemblant, sans ébarbures sauf les festons de mousse au pied des rectangles des trépassés. Il m’est rappelé par la mémoire mes penchants pour l’oblique, pour le différencié. Et alors ? Pour une fois, de l’alignement, mais dévié par les lèvres de femmes matinales parlant à leur mort. Au décès de l’écrivain valaisan Georges Borgeaud, Marion Van Renterghem avait raconté dans Le Monde (8 décembre 1998) comment ce dernier, de la fenêtre parisienne de son petit appartement de la rue Froidevaux, face au cimetière Montparnasse, passait son temps à observer les allées et venues autour des tombes, « tout prêt à railler le fantôme de telle grande figure des lettres françaises. » Aucune célébrité n’est signalée à la verticale de ma baie. Je ne risque pas d’être emporté par une éloquence impossible à contenir, comme devant la tombe de Jules Vallès dans le repaire des Illustres couchés du Père-Lachaise. Est gravé sur la pierre : « Ce qu’ils appellent mon talent n’est fait que de ma conviction. » En rafale sous mon chapeau, s’étaient projetés la Commune, Le Cri du peuple, les deux Vallès fusillés par méprise… Lors de mon unique promenade dans « mon » cimetière austère, j’ai rencontré sous son manteau de pierre André Fel, le géographe, homme bon, puits de science, que j’avais convaincu de venir rejoindre l’équipe de Massif central, l’esprit des hautes terres, publié chez Autrement au siècle dernier. J’y pense. Qu’on n’oublie pas d’écrire « Ci-gît un être vivant » sur ma tombe de la plaine corrézienne ! Certes, avec ses senteurs de frontière, le cimetière blanc de Port-bou la méditerranéenne conviendrait mieux à mon entre-deux estafilant. Longtemps, j’avais penché pour le titre des mémoires de Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu, mais calquer incommode, et puis un peu crâneur, non ? Tandis que le « Ci-gît… » a quelque chose d’impertinent, mais en même temps le côté exalté du vocabulaire… Je finis par ne plus savoir !
Le lundi 5 février 2018, devant le grillage de sécurité encerclant l’ancienne Belchite dévastée, restée en l’état depuis quatre-vingts ans, symbole parmi les symboles de la Guerre d’Espagne, j’arrachai une pierre dans un monticule surmonté d’une croix, hommage anonyme assemblé à la diable. Le silence circulait sur une autre tonalité que sur les ruines de Corbera d’Èbre et d’Oradour-sur-Glane. Les monceaux de décombres semblaient avoir été retournés maintes fois. Les déluges de feu avaient abandonné un hachis disproportionné de grumeaux ocres sous les murs pantelants. Le clocher resté debout était gardé ce jour-là par un ciel monochrome, comme amnésique. Peut-être la volonté de s’évincer des lourdes ruines a-t-il poussé le cimetière à s’installer à cinq bons kilomètres. De terrifiantes sépultures innommées l’occupent sur une étendue mi-fangeuse de terre glabre et marronnasse. Chacune est désignée par une tige de fer, courte, insolite, d’où pend parfois une rose rouge racornie qui bientôt ne sera plus rien ! Nous n’avions qu’un seul mot dans la bouche : insoutenable. Hébétés, surchargés, nous avions capitulé et refermé le portail du cimetière égaré dans la lande aragonaise. Notre départ ressemblait à une fuite. Dans ses mémoires, papa écrit simplement sur Belchite : « Les balles sifflaient aux oreilles. » Boiser de mots la mort en sursis devait lui paraître superflu.
Que vient faire Jean-Pierre Delacroix dans ce récit ? Je n’ai pas de réponse, sauf à revenir sur un passage de Jean Cau dans Croquis de mémoire : « Et certains êtres n’entrent pas dans un lieu : ils y apparaissent. » Le mot incliné était relatif à Mademoiselle Chanel. La goutte de mémoire qui était tombée sur moi le jour de la lecture visait les apparitions intemporelles de Françoise Fabian sous son chapeau capeline, chez Lipp, où je dégustais invariablement, soit l’inégalé petit fagot de haricots verts frais, encore sur la carte trente ans après !, soit le poireaux vinaigrette sans pareil, lui aussi encarté en 2020 ! J’étais assis là, certains soirs, tiède, à trois planètes de ma terre limousine dont Paris n’a que fiche, à cent mille lieues de mes origines sociales et sans vouloir spécialement revêtir l’habit du Croquant indiscret de Calet. J’étais « moi et mes circonstances », pour reprendre Ortega y Gasset. Jean-Pierre Delacroix m’était apparu le 13 octobre 1982 à La Rochelle. Il était venu pour le compte de Libération, moi pour celui du Monde, observer un curieux événement, « Les Six jours de La Rochelle », une course à pied dingue sur un tourniquet en ciment de 200 mètres, dont le vainqueur, Ramon Zabalo, CRS à Montauban, fut déclaré vainqueur avec au compteur 865 kilomètres, soit 4323 tours de piste. « Ils s’aiment les héros du tourniquet. Ils prennent par les épaules le copain à la dérive. « Nous sommes tous frères », leur tient lieu de discours dans le dernier quart d’heure sous les vivats de la foule. Zabalo, implacable vainqueur, roule à l’impériale au-dessus de tout ça, et sprinte comme un fou dans la ligne droite d’arrivée. Le public l’adore. À 21 heures et 2 minutes, il s’arrête près des 865 kilomètres. Il lève le drapeau bleu blanc rouge qu’on vient de lui tendre. (…) Zabalo t’es le plus beau, insiste lourdement le speaker. » Dans l’après-midi, nous nous étions échappés de ce spectacle en nous demandant s’il méritait ou non notre réprobation, si cette activité insensée ne ressemblait pas à une autopunition. Devant les vagues, nous aurions plus de facilités à parler et à nous découvrir. Je me souviens de notre curiosité commune pour entendre nos questions et nos réponses. Chacun était disposé à donner à l’autre des parts de lui-même. Le plus curieux de cette rencontre, c’est que jamais nous ne nous reverrions. Le son de la conversation longue, comme désireuse de sans fin, ne s’est pas affaibli. Il y a quelque chose comme un an, j’avais appris sa disparition. Certains êtres n’entrent pas dans votre vie : ils apparaissent.
Que vient faire Jean-Pierre Delacroix dans ce récit ? Je n’ai pas de réponse, sauf à revenir sur un passage de Jean Cau dans Croquis de mémoire : « Et certains êtres n’entrent pas dans un lieu : ils y apparaissent. » Le mot incliné était relatif à Mademoiselle Chanel. La goutte de mémoire qui était tombée sur moi le jour de la lecture visait les apparitions intemporelles de Françoise Fabian sous son chapeau capeline, chez Lipp, où je dégustais invariablement, soit l’inégalé petit fagot de haricots verts frais, encore sur la carte trente ans après !, soit le poireaux vinaigrette sans pareil, lui aussi encarté en 2020 ! J’étais assis là, certains soirs, tiède, à trois planètes de ma terre limousine dont Paris n’a que fiche, à cent mille lieues de mes origines sociales et sans vouloir spécialement revêtir l’habit du Croquant indiscret de Calet. J’étais « moi et mes circonstances », pour reprendre Ortega y Gasset. Jean-Pierre Delacroix m’était apparu le 13 octobre 1982 à La Rochelle. Il était venu pour le compte de Libération, moi pour celui du Monde, observer un curieux événement, « Les Six jours de La Rochelle », une course à pied dingue sur un tourniquet en ciment de 200 mètres, dont le vainqueur, Ramon Zabalo, CRS à Montauban, fut déclaré vainqueur avec au compteur 865 kilomètres, soit 4323 tours de piste. « Ils s’aiment les héros du tourniquet. Ils prennent par les épaules le copain à la dérive. « Nous sommes tous frères », leur tient lieu de discours dans le dernier quart d’heure sous les vivats de la foule. Zabalo, implacable vainqueur, roule à l’impériale au-dessus de tout ça, et sprinte comme un fou dans la ligne droite d’arrivée. Le public l’adore. À 21 heures et 2 minutes, il s’arrête près des 865 kilomètres. Il lève le drapeau bleu blanc rouge qu’on vient de lui tendre. (…) Zabalo t’es le plus beau, insiste lourdement le speaker. » Dans l’après-midi, nous nous étions échappés de ce spectacle en nous demandant s’il méritait ou non notre réprobation, si cette activité insensée ne ressemblait pas à une autopunition. Devant les vagues, nous aurions plus de facilités à parler et à nous découvrir. Je me souviens de notre curiosité commune pour entendre nos questions et nos réponses. Chacun était disposé à donner à l’autre des parts de lui-même. Le plus curieux de cette rencontre, c’est que jamais nous ne nous reverrions. Le son de la conversation longue, comme désireuse de sans fin, ne s’est pas affaibli. Il y a quelque chose comme un an, j’avais appris sa disparition. Certains êtres n’entrent pas dans votre vie : ils apparaissent.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire