Nous avancions par une nuit orgueilleuse vers la gare, accompagnés bien sûr des parents. En cette soirée de juillet 1956, mon frère et moi étions encore traités comme des petits garçons. Dans la courte côte, sous la rotonde de la lune, papa avait pris la main de mon frère, maman s’était saisie de la mienne, à moins que ce fût l’inverse. La taulière dépositaire de mes souvenirs rapporte qu’un climat de raideur transie régnait. L’escarpement n’en était pas la cause.
Un aboiement zébra le silence. Il déclencha quelques récitatifs de collègues canins, puis la nuit replongea dans l’anonymat. Comme j’expérimente facilement le vécu avec la peinture, plus tard, je ne pus m’empêcher d’établir un rapport avec Chien aboyant
Un panaché d’énigmes entourait la figure des trois passagers que nous montions chercher au fameux train de minuit pile. Le père et la mère effleuraient leurs propres silences ; l’intuition des enfants les tenait éveillés à une heure où, d’ordinaire, ils dormaient. Ils avaient noté les signes avant-coureurs de la tension palpable, en se soumettant aux préparatifs, habillement, coiffure, habituellement appliqués pour les visites médicales chez le docteur Sicre ou pour les rendez-vous dominicaux de l’Ateneo, animés par les époux Aguayo, à la Maison du Peuple. Un cocktail joyeux, fandangos et jotas, sévillanes sans doute, adoucissait les carences affectives de l’exil d’une quarantaine de personnes, Castillans, Andalous, Catalans, Galiciens, Murciens,… Cette enclave, ignorée de la population locale, occupait une grande pièce au dernier étage du bâtiment sud de l’ancien Collège des Doctrinaires, au coeur de Brive. La calade de galets de la cour carrée « amusait » les chevilles.
C’est avec la stupéfaction de l’enfance que je regardais les gens danser. Les plaintes du plancher éberluaient mes six, sept ans. Gamin contemplateur, je fixais les éclaboussures de poussière dans le scintillement des diagonales de soleil traversant les carreaux. Comme si j’avais été pressé de décrypter le genre humain, je cherchais à démêler le sens et les intrigues des saynettes jouées sur la scène. Le mot « amor » ou l’un de ses succédanés fusait toutes les six minutes. Grâce aux chants de maman devant sa machine à coudre, je savais déjà ce qu’était une opérette, qui étaient Carmen Sevilla et Luis Mariano. Les mouvement des robes et la multiplication tout feu tout flamme des prunelles noires sur les visages des Castillanes anguleuses catéchisaient les délectations sensuelles. Je constatais que les dames étaient plus toniques que les messieurs. Ces derniers étaient comprimés par les années de leurs deux guerres, et, pour certains, de déportation. Je ne m’approchais pas de leurs plaisanteries incompréhensibles. Ainsi, tous nos adultes avaient du temps de bonheur à rattraper, et nous toute liberté de nous faufiler entre les pantalons et les robes en train de tourner. En quittant le bastringue perlé de music-hall, je listais les nouveaux mots volés autour de la compagnie des verres de sangria et des canettes de Pschitt orange.
L’oncle Josep, le seul frère de ma mère, son épouse Maria et leur fille Maria Dolors étaient encore assis dans leur compartiment du Portbou-Paris-Gare d’Austerlitz. Le convoi avait quitté Cahors depuis plus d’une heure. Nous avions de l’avance. Mon frère er moi nous connaissions les noms et les prénoms de nos visiteurs, mais nous n’avions qu’une idée vague de leur physionomie. Le pouvoir de l’imagination, la course du temps, rendaient légendaires les personnages de l’Autre Rive. Dans mes rêves, je leur disais « bonjour » et « au revoir ». Mes camarades de classe alignaient oncles, tantes, grand’mères, grand-pères, cousins, cousines, tandis que moi, bernique côté saga familiale dans le quotidien ! J’étais envieux d’un petit Paul à qui un oncle moustachu inculquait des rudiments de pêche sur les berges de la Corrèze, sous le pont du Bouys.
Le mot « frontière » éperonnait un sentiment de menace : notre mère l’avait franchie clandestinement en 1946 pour rejoindre notre père rentré des camps sans espoir de retour en Espagne. Elle confessa devant des amis sa terreur de la Guardia des Frontières. J’étais présent. L’absorption enfantine est considérable. Je retins cette frayeur qui rendait explicable une partie de ses inquiétudes quand j’y réfléchirais bien plus tard.
Marqué à l’emplacement de l’expéditeur au dos des enveloppes en papier grossier qui arrivaient, le mot « España » nourissait des petites histoires au moment du sommeil. Dans les moins douces, Guignol tapait sur un Guardia civil au lieu du traditionnel Gendarme. Un jour, « Tarragona » dépassa « España » dans la symbolique. Une carte postale dédiée aux monuments puissants de la Tarraco romaine m’avait frappé au point de former un attrait pour les ruines : Empúries, Ullastret, Bibracte, les châteaux cathares, … Le plus fort des envois de Correos s’ouvrit sur un empilement de « Maginets », les petits feuilletés traditionnels en forme d’éventail. L’âme de papa s’agenouilla devant l’autel de la pâtisserie tarragonnaise, il avait la vitrine dans les yeux, là, à droite dans la descente de la cathédrale. À ses lèvres, un comble de fines brisures humides s’étaient déposées.
Ainsi, nous avions quitté la rue Montaigne, traversé l’avenue de Toulouse, laissé de côté le pont porteur des voies ferrées vers le Sud d’où nos « inconnus » provenaient. Récemment, son arc de pierres avait été frôlé par les baches des camions transportant les soldats pour l’Algérie. Les convois les attendaient à la gare de marchandises, derrière celle des voyageurs. Penchée à la fenêtre donnant sur l’avenue, maman s’était lamentée sur le sort des jeunes gens. Elle nous avait serré contre elle ; de cela, je me souviens parfaitement, car de sa hanche s’était échappée une électricité insolite.
Après cent mètres de plat, la rue Montcalm se mue en coursive montante de terre et d’herbe. Elle servait de raccourci aux piétons pour rejoindre le quartier de la gare. Au milieu du tortillon pentu et bossué longeant les jardins, le parfum d’un figuier sortait ce soir-là de la chair d’un mur. Sa charge magnétique dérégla ma propre tension. Je m’écartai vers les fourrés de balsamine, objets de l’un de mes passe-temps favoris dans la cour de la rue Montaigne. Dans l’obscurité absorbant le vert vitreux des tiges cassantes, mes mains allaient aux fruits grêles ; à peine frôlés, ils éclataient ; les graines des capsules oblongues explosaient ; la grenaille infinitésimale picorait les doigts ; j’en frémissais. Vinga, nen, espavila ! (Allez petit, dépêche-toi !) Rien d’autre qui fasse parole ne fut prononcé jusqu’à l’apparition de la grosse horloge de la gare. Les aiguilles s’assembleraient bientôt. Minuit sonnerait aux cloches de Saint-Martin. Tout allait prendre enfin corps sur le quai 1, derrière le portillon du poinçonneur des ticket d’accès…
Les deux gros yeux de la BB 9004 ont perforé l’obscurité à cinq cents mètres. Maintenant, la machine a dépassé notre pont de pierres. Le père et la mère sont à vif, en sursis. Le père et les enfants dans son dos se penchent. La mère est figée. Le convoi a bien bifurqué vers la voie du quai 1. Le père serre trop fort la main de l’un des garçonnets. Ouille ! — Oh pardon ! Le quai est solitude. Le quatuor est désormais quatre fois un. Le retour du temps fige la mère comme le père, chacun dans son émoi. Les garçonnets sont polarisés par les deux gros yeux du convoi, ils n’ont pas de tiroirs qui se rouvrent mais bientôt un mystère à embrasser. Le train s’arrête en longues plaintes acides aspirées par la haute marquise de verre. Une seule portière s’ouvre à vingt mètres. Apparaissent un homme rondelet et trapu, une femme aux petits soins pour une fillette de quatre ans à robe blanche. À une valise entourée d’une ficelle, un ballon rouge est accroché. La tourmente s’abat en cercle. Ils sont deux à courir droit devant eux ; le poinçonneur a quitté sa guérite en entendant le cri. Les ondes se répandent. La mère n’est plus mère, mais soeur agrippée au frère. Les deux tressaillent dans la brutalité des chairs.À douze années de là, par une journée de la mi-août 1946, si des étoiles étaient apparues pour lui annoncer son destin, elle aurait eu du mal à croire que la traversée jusqu’à celui à qui elle avait juré « C’est toi qui es ma vie », se jouerait à coup sûr des périls de la clandestinité. Elle avait quitté parents et frère avec les précautions d’usage sous la dictature. Personne d’autre dans le village ne savait. Elle avait craint qu’on ne lui posât, sur le chemin de la gare, la question : « Où vas-tu donc ? » Les bagages avaient déjà pris le chemin de Sant Julià de Loria, en Andorre, dans le camion de la messagerie de Blanes. Fallait-il avoir confiance en l'homme au bout du chemin après huit années de séparation !
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