mardi 2 février 2021

10.

 Il me semble, lecteur, t’entendre me reprocher que je me restreins de trop, qu’il me faudrait émigrer parfois vers d’autres aventures que les miennes où l’on trouve certainement aussi de tout un peu. Devrais-je donc cesser de me montrer peu ou prou à découvert, finir d’ouvrir quelques-unes de mes malles ? Je ne quitterai pas la route de « l’ego-récit », noble catégorie, mais je t’entends, lecteur ! Je vais combler sur le champ ta doléance. Ainsi, je dépose entre nous cette petite histoire qui n’en finira pas là :
 

Je m’appelle Antoine, parfois Toine, parfois Toinou, dans la famille et dans le canton. Dans la nuit, sans prévenir, le vent avait chargé le Massif central au sabre. Consécutivement, dans la cendre de l’aube, le ciel tenait entre ses doigts un mikado colossal et instable. La lumière du jour rendait flagrante la formidable secousse. On découvrait sur des territoires entiers un enchevêtrement extravagant d’arbres amputés, une anarchie de fagots démesurés. Sur chaque fracture, dans les interstices des fibres éclatées, coagulait, tout de nuances caramel, les miels de résine… Beaucoup d’arbres avaient été arrachés, chacun maintenant remplacé par la calamité d’un trou. Les mottes soulevées exposaient leurs dessous grumeleux. La suie du terreau noir épandu par les volcans caillait dans le grouillement filandreux des racines. Tout le paysage grimaçait. L’hypothèse d’une vengeance des Dieux circulait dans les populations, depuis le Pariou jusqu’à Mazayes.

La veille, les paysans avaient poussé, mi-soupçonneux, les portes d’étable. Les lampes avaient tardé à s’éteindre à cause des vaches ! Entre chien et loup, sous la montée d’épaisseur de silence, elles avaient interrompu brusquement leur mâchonnement au-dessus des mangeoires. Le roulis familier manqua aux ampoules blafardes. Un subtil désarroi s’était aussi glissé dans le cerveau des hommes. Comme les autres, le Pépé de Jassy s’était couché l’esprit un peu entortillé. Il m’en avait fait le récit lorsque j’étais monté le lendemain jusqu’à ma Voie lactée, ces estives pelées où je m'étais forgé, qui m’emportaient adolescent jusqu’à La Godivelle, au frais du frais, sur les berges des deux lacs de cratère, ou sur la motte de Brion surplombant les cabanes du foirail millénaire. Je n’avais pas pu prendre de nouvelles par le téléphone. Sectionné. Le bulletin radio m’avait rendu soucieux et provoqué ma venue.
« Parle-z’en pas !, les vaches ont du chou ! » Il fallait en déduire qu’elles interceptent les ondes de l’Univers ! Tout à la fois abattu et excité, le Pépé me rapportait qu’il n’avait pas compris sur le coup. Le désordre inhabituel de la veille dans l’étable s’éclairait maintenant dans sa tête : un pacte avait été signé entre Charmante, Coquette, Rousselle, Mignonne et Banou pour prévenir de l’arrivée du titan. Ces cinq-là, qui lui restaient depuis l’année passée, avaient à l’unisson épargné leur lait au moment de la traite. Dans la torpeur des tétines et comme pour amplifier le silence, elles s’étaient mises à frapper le sol l’une après l’autre, comme les violonistes règlent leurs cordes avant le concert. Puis, pas mécontent de rapporter une autre extravagance, le Pépé avait grimpé d’un cran dans l’éloquence. A l’écouter, Charmante et ses compagnes s’étaient mises à claquer en chœur du sabot contre les dalles glissantes, grasses d’absorber le jus de pisse et de paille mêlés. « Si t’avais vu la polka ! »…
Jassy…C’est parmi ses pierres, ses prés et son ruisseau transparent que je m’étais initié à la rêverie et à la lecture. Je m’adonnais à celles-ci sous le petit poirier dont j’aimais regarder les feuilles lorsqu’elles frémissaient aux doigts des branches. Pour échapper aux rayons du soleil quand ils éblouissaient les pages, je tournais autour de l’arbre en restant appuyé contre le tronc. J’aimais poser les fesses à l’endroit où la pelouse soulevée par les racines se décoiffe de son herbe. Elle perd alors son lissé dru. J’aimais observer ce trait des prairies d’une Haute Auvergne qui paraît ainsi gélive même par beau temps. J’avais pris très tôt conscience qu’en dehors du ciel, l’herbe influençait tout. J’avais même tenté d’en restituer les formes sur une feuille de papier Canson après avoir reçu un jour de mai, pour mes onze ans, une boîte à colorier. Mais on ne peut pas dessiner un pré, ni même une haie, sauf, peut-être, quand le mouton accroche un peu de sa laine ou lorsque s’établit au printemps le premier pinson. J’étais et je reste à jamais de cette pampa ondulée, de cet oubli du monde, dont nous descendions régulièrement en fin de semaine pour rejoindre Issoire et sa plaine. Aux premiers feux de l’adolescence, on me laissa me rendre seul au cinéma. Le velours rouge des fauteuils feutrait sous les cuisses comme la peau de pêche. Anthony Quinn en Zorba dépassait tous les autres acteurs.
Le Pépé ? Du rêche sous le coutil et du noyau dans l’âme ! Je sus plus tard qu’il traînait en dedans un paquet d’ombres. Je me garderai bien de révéler ce secret. De son vivant, je ne sus rien de la lessive qui tournait dans ses tambours. Il mettait en marche un rire creux pour détourner ses colères. Ses journées, longues comme des semaines, étaient placées sous la dictature des bêtes. Il se mouvait constamment, mais en se hâtant lentement. L’économie de son corps ne semblait rien confier au hasard, ni dans l’allure ni dans l’accomplissement des gestes. J’avais relevé un jour cette phrase dans Le journal de Jules Renard : « Le paysan, un tronc d’arbre qui se déplace ». Elle convenait à Pépé.
Au lendemain du désastre, dans les heures rendues à la paix, à la normalité des vaches mais non des humains, le souvenir de Sylvette, ma grand-mère, se mit à sourdre. Elle dressait le cou comme une plomberie orgueilleuse et elle avait le teint jauni comme le mastic aux carreaux des petites fenêtres. On ne l’entendait jamais dire « Je vieillis ». Pourtant ses traits en témoignaient. On aimait sa gaieté qui rehaussait magnifiquement ses yeux. Lorsqu’on l’avait portée en terre au bout de son usure, j’avais jeté dans la fosse une frottée de lichen détachée de la pierre où elle s’asseyait souvent, vers le fayard trapu. Je me sentais une dette envers cette grand-mère qui gardait le feu à côté du maître de la ferme, mon Pépé de tous les braves diables, qui depuis un bon moment maintenant ne me lâchait pas le bras en regardant vers les rectangles de forêts, et dont la voix s’estompait en moi à la pensée de ma grand-mère si singulière. Elle réapparut alors que, le Pépé et moi, nous venions de dépasser le plus pataud des quatre bâtiments de la ferme. C’était la grange principale où rouillaient deux tracteurs. On pouvait croire que celle-ci s’enfonçait chaque jour un peu plus dans la terre, tellement la charpente et le toit s’appuyaient lourdement sur les murs montés courts.

Sylvette… Elle m’avait transmis sa passion insolite pour le vent. Si elle avait assisté à la tempête, elle m’aurait exposé quelque morceau de science amené les dimanches par Sylvère, un cousin de Clermont, chercheur au Laboratoire de Physique du Globe. Qu’on pût faire métier d’étudier les nuages dans un avion au-dessus des domes la fascinait. Moi aussi. Un événement précis l’avait marquée puissamment : l’installation par le cousin et ses collègues d’une station de chimie hétérogène sous l’antenne du puy de Dôme. « Chimie hétérogène… ». Dans l’esprit de Sylvette, Sylvère venait d’atteindre un sommet. Elle raffolait de son statut de grand-mère. Elle ébruitait des images tout en tricotant, afin de modeler mon imagination. Dans sa bouche, le vent peignait les plateaux, il ondoyait dans les gorges comme une écharpe, il câlinait l’eau des lacs. Si on lui avait accordé mille noms à travers le monde, c’était parce qu’il était mille visages sur la terre : alizé, aquilon, autan, bise, blizzard, borée, brise, burle, fœhn, galerne, harmattan, khamsin, mistral, piterak, simoun, sirocco, tramontane, pampero, etcetera. Elle susurrait que le vent est joueur, libertaire, qu’il vient quand il veut, qu’il choisit son allure et sa force… « Tu sais, mon Toine, c’est comme s’il y avait en lui quelqu’un prêt à nous répondre ! ». Devant une assiette de mûres, elle me révéla que chez les lointains Yakoutes on ne siffle pas dans les montagnes afin de laisser en paix les vents qui sommeillent.
Mon épaule touchait maintenant celle du Pépé. Il s’était rapproché. Il ne me lâchait pas. La peine infligée aux toitures s’enfonçait en lui. Le chagrin se recroquevillait dans la raideur des muscles. Nous entrâmes dans l’étable. Les vaches esquissèrent un mouvement. Une pénombre apaisée tissait une atmosphère rare. Un seau abandonné captait la lumière. Elle venait du dehors par l’un des fenestrons. C’était un hachuré d’obliques. Les lignes claires perçaient de biais le brouillard pressuré de l’haleine des bêtes. Le Pépé s’était approché d’elles. Il avait essuyé, sans rien dire, la pellicule luisante qui réfléchissait sur les pelages. Cette nuit, en s’éloignant, l’ouragan avait souhaité, peut-être, consoler les bêtes avec le dépôt d’une rosée avant de balayer la forêt voisine…

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