vendredi 8 janvier 2021

8.

Nous nous trouvions à Saurier, sur le pont moyenâgeux à cheval sur la Couze Pavin. Tout au long de sa course, la rivière enchaîne les saute-moutons. Les reflets étincelants s’en trouvent attisés. À certaine époque, j’y avais pêché deux truites fario au lancer. Ce passe-temps fut de courte durée, toutefois intense. Mon esprit se plaisait à se retrouver loin de lui-même. Il y était aidé par la nature effervescente, sous les berges berceuses livrées à la force du papillon. Ce mode de pêche me permettrait de goûter au Bès, en terre d’Aubrac. La géographie y est lente. Cependant, à la frontière de la Lozère et du Cantal… La flânerie délayée sur le plateau languide se trouve interrompue soudain par une inversion brusque. La rivière se métamorphose en torrent. J’aurais dû me tuer une fois dans cette zone, à l’aval de La Chaldette, à force de sauts de cabri en tenue néoprène, de rocher en rocher au-dessus des gerbes d’eau tumultueuses. N’ayant pas tortillé de l’oeil en chutant, je pus poursuivre mon avancée jusqu’à la gorge, et enrichir plus tard mes « lectures » sur les variations de l’eau : le gros volume de la Loire, les remous heurtés du Haut-Allier, les somnolences de la Sourdoire et du Canal de Briare, d’autres encore. Bien que ses goûts ne coincidassent pas avec les miens, — il affectionnait le sur-place, moi le crapahut —, un moniteur de pêche « au mort manié », une technique particulière, m’invita à « sentir » l’impact de la luminosité sur l’humeur des poissons des lacs profonds. Durant ces quelques heures de journalisme assis (au motif d’un reportage) dans une barque immobile sur l’eau inerte et noire de la retenue du barrage de Saint-Étienne-Cantalès, je jetai de temps à autre un coup d’oeil vers la mélancolie embrumée des berges blêmes tout en soupirant dans le dedans « Terre ! Terre ! ». Je cachai mon peu d’emballement.

J’eus un seul maître ès halieutique : Jean, mon voisin à Saint-Maurice-ès-allier, village adossé de tout son grès blond au puy du Saint-Romain. Cet homme était, est, une perle ! De vingt-trois ans mon aîné, ouvrier-paysan, maire du bourg, peu porté sur les cocardes mais ancré de pied en cap dans le bien commun, il montrait une égalité d’âme qui délassait. Je la lui enviais parfois. Pour proportionner son âme dès potron-minet, il pratiquait un rituel lui tenant lieu d’amorce. Assis à une petite table dans la pièce éclairée et voisine du cuvage, accompagné par le ron-ron de la chaudière, Jean notait sur la première ligne d’un agenda, sous la date et le saint compétent, les degrés Celtius du thermomètre extérieur et la prévision du baromètre ainsi vérifiable le lendemain. Une fois le volume refermé, une fois le stylo à bille posé sur la couverture noire, il s’attardait le temps que la lumière descende sur le village ; puis, il s’installait dans une 2 cv bleue connue de tout le canton. Il montait jusqu’au Couget, à mi-hauteur du puy. Il garait la voiture devant la cabane aux planches grisées par leur exposition plein vent aux orages ruisselants et aux soleils ardents. Par une astuce des lèvres du toit, l’eau du ciel remplissait deux citernes. Aujourd’hui, la cabane a pris mal, mais au loin, les courbes des volcans continuent d’assommer l’espoir de trouver ailleurs paysage plus réconfortant. Jadis, une splendide rose rouge digne de Ronsard poussait dans la  pente modérée la quinzaine de rangs de ceps qui tapissent encore l’adret. La glissade cesse à deux cents mètres. Dans la foulée, les six cerisiers encore vivants m’octroyaient, en juin, la frénésie de la cueillette à l’arbre. 

Nous fûmes, comme je le laissais entendre auparavant, pêcheurs sous la canopée des astres, lui le maître serein, moi l’élève-compagnon oublieux des jours bousculés de Paname. Nous embarquions d’abord le matériel dans la décapotable, puis le pain, le saucisson, le Saint-Nectaire, le rouge ou le rosé tiré au fût dans la cave profonde de Jean, enfin l’eau légèrement pétillante de Sainte-Marguerite passée de source à bouteille dans le bas de la commune, où l’Allier recrée des chevelures argentées au déclenchement de nouveaux rapides en direction de la Limagne. Nous quittions le village à notre fantaisie. Ma préférence se portait sur l’aube indécise autour des maisons figées, quand le chant d’un coq ricoche sur les portes fermées. Sur la route sinueuse de Champeix, nous allions lentement. N’importe quelle flèche nous aurait rattrapés ! Filmés de dos, nous aurions joué deux personnages découpés dans un évanouissement du paysage. Nos intentions eussent été trahies par le dépassement des cannes, un bon mètre au-dessus de nos têtes. Une sainte bonne humeur se réfléchissait dans les miroirs. Je ne lui dévoilais jamais le résultat de mes méditations solitaires sur le banc sommaire de la cabane du Couget où je raffolais de lire au soleil en jetant de brefs coups d’oeil aux peupliers oscillants dans le val de Laps, à l’Est. Je réglais mes horloges sur des heures d’îlien et, sous la nef dégagée, j’usais d’un frais bonheur sans besoin d’escorte.

Autant avec Yvette, son épouse qui avait manifesté publiquement être ma « deuxième maman », nous allions à confidences, autant avec Jean nous demeurions concentrés sur des objectifs contemplés. Ce jour-là, fameux et souvent évoqué dans des rires, la visée était purement halieutique. Nous étions facilement repérables et, avouons-le, uniques, comme cela nous fut révélé par des gamins en cette après-midi de juillet…
La Z3 entra dans Authezat, carrosserie grise, intérieur vermillon. Des gamins de quinze ans, tenus en haleine par des entrechats footballistiques, repérèrent la voiture. Ils immobilisèrent le ballon. Quand elle parvint à leur hauteur, un galapiat à la langue affûtée ramena à un sort fendant les deux décapotés au crâne affublé d’une casquette trappeur : « Alors, les barbots ? » Le soir, Jean, encore déconcerté, rapporta à Yvette le fait du jour : « Tu te rends compte ? Attendre soixante-dix ans pour me faire traiter de barbot ! » Tous ces jours, j’ai hésité à l’appeler. Songer à l’établissement où il réside désormais me laisse étreint par une tristesse désolée. Cesser d’être visible aux yeux des pentes du Couget, quels affres, non ? J’ai réussi à sauter l’ombre de l’indécision. La voix de Jean est claire, très claire, et même enjouée. J’en suis si heureux que je demeure silencieux deux ou trois secondes, puis : « Je constate que vous allez bien, Jean ! » — « Vous savez, j’ai 97 ans ! » Mes fins de semaine en face de chez Yvette et Jean, à deux sons de fontaine, englobaient la confiance, des pauses gaufres sucrées ainsi qu’une remise à niveau où ne comptait pas pour peu la désintoxication des quelques cerveaux en trompe-l’oeil croisés parfois dans la capitale. Le couple auvergnat ne se séparait pas aussi vite qu’eux du monde de la veille. Je tins d’une jacobiniste ensorcelée : « Vous vous rendez à Clermont-Ferrand ? Comment faîtes-vous ? Il y a un aéroport ? » Je tins d’un recteur d’académie un lapsus mondain à pouffer : « Vous passez vos week-ends à Saint-Moritz ? Aaaaaah ! Comme vous devez vous y sentir bien ! » Saint-Maurice, Saint-Moritz, après tout…
Mais bien avant Jean, j’avais appris comment « lire » une rivière. J’aimerais escorter jusqu’à Gil Zok les personnes engluées dans l’idée que le sport est l’avenir du con. Porté par l’intelligence de la nature, de la glisse, de l’équilibre et du faufilement parmi les roches traîtres, ce champion de descente de rivière en canoë semblait, à l’abri de notre conversation en tête-à-tête, naviguer par les canaux les plus minutieux de son adolescence sur les bords du Rhône, où il campait pour étudier les caprices du courant et pour écouter, dans le silence nocturne, les variations de l’écoulement qui influençaient tant sa pratique sportive. S’il l’eût entendu, le philosophe Gaston Bachelard eût soufflé à son oreille : « Ainsi le désir se condense, se précise, s’intériorise. Il n’est plus une simple joie des yeux. » Cette affaire de « lecture » par les yeux et par les oreilles de Gil Zok avait pris aussitôt de l’importance dans mon esprit. Elle m’avait mis en contact immédiat avec L’eau et les rêves du même Bachelard, dont la barbe blanche et la traversée de la place Maubert avaient médusé mes vingt ans. Je recopiais des passages entiers du livre. Ainsi : « Elle se prend à aimer le bouillonnement de la vase travaillée par les bulles. » Elle, l’imagination de Bachelard ; la vase, soeur de celle de la mare de la ferme d’à-côté, au Pescher, dans ma Corrèze, troublée par le saut des grenouilles… Puis, j’avais parcouru Les eaux étroites de Gracq, que je relirais tant, ne serait-ce que pour : (…) flot insidieusement violent qui râpe et ratisse les grèves de la Loire, et renverse par les épaules comme un chien joueur le nageur qui cherche à reprendre pied (…) » À Barcelone, dans le bureau de Jaume Vallcorba, l’éditeur de Quaderns Crema, je recevrais la traduction en catalan du livre de Monsieur Louis Poirier, le vrai nom de Gracq, Les aigües estretes, comme un bienfait. Je partirais aussitôt en quête de la phrase dans ma deuxième langue maternelle.  Toute source est une flaque d’enfant remontée du secret de la terre. Révélées seulement par des lectures, celles de la Seine et de la Loire sont enveloppées chez moi dans une mystique ; comme celle du Pô (fleuve prodigue de nos leçons scolaires sur l’Italie), fille du Mont Viso que nous apercevions, flambant dans le ciel bleu, depuis le refuge Agnel sur le Tour du Queyras.

En revanche, réelle à mon regard est celle de la Garonne, le fleuve de Nougaro… Moi ma mer Egée / C’est ce fleuve lisse / Dont je suis l’Ulysse / Sans exagérer… Je connaissais son abondance occitane à hauteur du Bazacle à Toulouse, mais point son berceau derrière la frontière avec l’Espagne. Après avoir sillonné le Vall de Boí et ses neuf églises splendides dans les Pyrénées catalanes, je m’étais séparé dans le Val d’Aran d’Henry Dougier, ami et éditeur d’Autrement. J’avais gravi aussitôt les pentes à la recherche de la fente matrice (« L’uelh dera Garona » en aranais, « l’oeil de la Garonne ») dans le sol du Pla de Beret. Elle me reçut sous les frémissements de ventelet cru propres aux grandes hauteurs. Soit par paresse soit par respect pour l’indépassable, je laissais le soin à Colette (dans Sido) de donner à contempler la cuvette où glougloutaient les timides résurgences : « L'autre source, presque invisible, froissait l'herbe comme un serpent, s'étalait secrète au centre d'un pré où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. » Je me mis, sans égard pour les chaussures, pour les chaussettes, pour les pieds, à « gauiller » de plaisir comme dans les prés de mon enfance à Chèvrecujols, sur les hauteurs de Brive ; « gauiller », ce verbe de chez nous qui inoculait dans le vocabulaire les floc floc dans les herbes spongieuses, sur les rives des rigoles enfouies dans la terre, mais démasquées par les touffes basses des roseaux accompagnant les lignes serpentines.
Avant de me retirer, je risque de surprendre. J’atteste sur l’honneur et avec la foi d’un Sancho Panza sur son baudet, que je fus prosaïquement élu pour quatre années vice-président de la fédération française de canoë-kayak, un dimanche de 1988, en assemblée générale, dans l’amphithéâtre de l’Institut national des sports à Vincennes. Cette incongruité apparente a-t-elle à voir avec tout ce qui précède ? J’abordai un monde de garçons et de filles sans la langue cousue, la vitalité au corps, l’âme bien pendue à ce que l’eau a de désirable dans tous ses purs états.

1 commentaire:

12.

Des deux pommiers proches du lavoir aucun qui ne portât des fruits rebondis. Devant la sensualité inerte propagée, je les convoitai. Les deu...