Chers,
Comme promis, je donne suite à ma lettre précédente. Je vous ramène de mon boulevard de l’Hôpital au « Café de l’Industrie », mais par étapes…
En recréant le chemin depuis la station « Campo Formio », une nostalgie débonnaire s’immisce une fois que la station « Gare d’Austerlitz » est dépassée par la rame du métro. Je songe aux jours de pluie quand celle-ci frappe l’eau couleur mastic de la Seine. La fraîcheur du front contre la vitre rejoint celle de la rue Montaigne, mes cinq ans, les rangs de poireaux floutés par le brouillard de novembre dans le potager des voisins, derrière le trottoir d'en face. Le voyageur espère la secousse des wagons dans le grand virage en bout de viaduc, cinq secondes de fête foraine.
À « Quai de la Râpée » est épinglée une histoire lointaine et acide comme le fer en train de nous porter, une histoire de conscience bousculée avec entrée de gladiateur dans l’arène de l’Institut médico-légal, tout à côté. Je me souviens de la force qui m’accompagnait en accompagnant Djamel ; de mon affichage de notabilité, costume gris, chemise blanche, cravate italienne, chaussures lustrées. « Tu ne dis pas un mot Djamel, tu me laisses parler. » Je me portai garant de ce jeune homme marocain dont le père, trente-huit années chez Simca, était gravement malade et seul. Pourquoi un médecin de la morgue pouvait contribuer à l’obtention d’une carte de séjour ? Un trou de mémoire m’enlève la réponse. Probablement une affaire de connaissances, une relation relais. En revanche, je sais que nous provenions, plutôt tendus, des locaux de la Préfecture de Police, dans l’Île de la Cité aux couloirs décourageants. Ah !, ce que fut la seconde blême, puis la seconde de boussole prise de vertige !, quand, mettant à profit la sortie temporaire du fonctionnaire de son bureau, j’avais ouvert dans un réflexe sec le dossier entr’ouvert sous mon nez, et lu : « Djamel…, expulsion en suspens. »… Ce que fut la seconde suivante ? Une seconde homme de marbre, avec rétablissement fulgurant du corps et de l’esprit afin de chevaucher à cru la demande auprès du fonctionnaire à son retour, l'écouter, enfouir la révolte pour lui répondre au mieux.
Le jour où Djamel sortit indemne du dédale administratif avec un papier joyeux dans les mains, il m’apporta une modeste bouteille qui avait dû avoir son prix pour lui. Il doubla le cadeau d’un rayonnement pudique soutenu par les deux yeux. À cinquante ans, au milieu des batailles, on répond accolade. La petite larme surgit plus facilement sur le tard. Récemment, Madame F., fonctionnaire aux Archives départementales de la Corrèze, m’a fait parvenir les cartes de séjour de mon père Joan (AA 93485) et de ma mère Rosa (AP 50524), les deux portant « taxe Nansen acquittée pour dix ans », la première en date du 2 juin 1950, la deuxième en date du 18 juillet 1951. Djamel est aujourd’hui à Agadir, marié, entre-temps son père est mort ; il a laissé un numéro de téléphone sur le répondeur : 00 212 07 77 .. .. ..
Je me souviens aussi que ç’avait été la journée des tensions. Bob, un ancien consultant de ma boîte, singulier de mise, chemise Lacoste et noeud papillon, était décédé d’une crise cardiaque sur le trottoir, devant La Coupole, tout près de chez lui, boulevard Raspail. Il venait d’acheter une maisonnette dans une île bretonne. À une réunion de lundi, nous lui avions su gré de son invitation pour un week-end. J’avais répliqué : « À Bob les emprunts, à nous les embruns ! » Et toc !
« Quai de la Râpée », tournant la face vers le Port de l’Arsenal, je sais Fabrice sur sa petite péniche au nom formidable, L’impensé, les violons entre ses mains de luthier, Amati, le chat mélomane. Vingt-trois années d’amitié, j’ai l’âge de son père, des conversations fécondes, des mots en renouvellement constant, un film de télévision pour lui, Des racines et des notes, en retour une valse, La valse à Llibert, du charbon pour alimenter le feu sous le chaudron…
En haut l’archet de La Bastille
En bas le quai, Paris s’endort
Tout le dehors est dans la brume
Et lui dedans sur les portées.
C’est Amati, le chat-luthier
Le farfadet de l’Impensé.
Enfin !, « Le café de l’Industrie » se rapproche. Il n’est qu’à remonter l’escalier du port, ouvrir et refermer le portail, traverser la Place de La Bastille, remonter la rue de La Roquette, la rue Saint-Sabin, pour retrouver, selon l’heure, le composant d’un double confort : l’un propice à la lecture du Parisien devant la tasse de café de dix heures, l’autre propice à une fusion roborative avec les harengs pommes tièdes du menu de midi quand ce n’est pas avec la saucisse purée. L’on peut se glisser dans des recoins au nom des promesses bachelardiennes « d’immensité intime ». Cajolé par une lampe branchée continûment, on se décale de l’entour pour s’enrouler autour de soi, à la fin on revient au monde. Traîne le joli assemblage de Saint-John Perse, « l’oubli des lampes en plein jour », et l’on sort, hésitant sur la rue à prendre dans l'étroit carrefour.
À une autre époque, j’avais jeté l’ancre dans la mer du « Beaux-arts », à Clermont-Ferrand. Dans la prochaine lettre…
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