vendredi 15 janvier 2021

9.

Nous avancions par une nuit orgueilleuse vers la gare, accompagnés bien sûr des parents. En cette soirée de juillet 1956, mon frère et moi étions encore traités comme des petits garçons. Dans la courte côte, sous la rotonde de la lune, papa avait pris la main de mon frère, maman s’était saisie de la mienne, à moins que ce fût l’inverse. La taulière dépositaire de mes souvenirs rapporte qu’un climat de raideur transie régnait. L’escarpement n’en était pas la cause.
Un aboiement zébra le silence. Il déclencha quelques récitatifs de collègues canins, puis la nuit replongea dans l’anonymat. Comme j’expérimente facilement le vécu avec la peinture, plus tard, je ne pus m’empêcher d’établir un rapport avec Chien aboyant

à la lune de Miró. Le chiot, l’échelle, la truffe interrogative tournée vers le croissant de lune, étaient en conformité avec l’environnement et l’élévation en cours, avec mes spéculations de môme au sujet de ce qui pourrait advenir une fois le raidillon gravi, quand le pied de la passerelle enjambant le lacis des voies ferrées serait dépassé.
Un panaché d’énigmes entourait la figure des trois passagers que nous montions chercher au fameux train de minuit pile. Le père et la mère effleuraient leurs propres silences ; l’intuition des enfants les tenait éveillés à une heure où, d’ordinaire, ils dormaient. Ils avaient noté les signes avant-coureurs de la tension palpable, en se soumettant aux préparatifs, habillement, coiffure, habituellement appliqués pour les visites médicales chez le docteur Sicre ou pour les rendez-vous dominicaux de l’Ateneo, animés par les époux Aguayo, à la Maison du Peuple. Un cocktail joyeux, fandangos et jotas, sévillanes sans doute, adoucissait les carences affectives de l’exil d’une quarantaine de personnes, Castillans, Andalous, Catalans, Galiciens, Murciens,… Cette enclave, ignorée de la population locale, occupait une  grande pièce au dernier étage du bâtiment sud de l’ancien Collège des Doctrinaires, au coeur de Brive. La calade de galets de la cour carrée « amusait » les chevilles.
C’est avec la stupéfaction de l’enfance que je regardais les gens danser. Les plaintes du plancher éberluaient mes six, sept ans. Gamin contemplateur, je fixais les éclaboussures de poussière dans le scintillement des diagonales de soleil traversant les carreaux. Comme si j’avais été pressé de décrypter le genre humain, je cherchais à démêler le sens et les intrigues des saynettes jouées sur la scène. Le mot « amor » ou l’un de ses succédanés fusait toutes les six minutes. Grâce aux chants de maman devant sa machine à coudre, je savais déjà ce qu’était une opérette, qui étaient Carmen Sevilla et Luis Mariano. Les mouvement des robes et la multiplication tout feu tout flamme des prunelles noires sur les visages des Castillanes anguleuses catéchisaient les délectations sensuelles. Je constatais que les dames étaient plus toniques que les messieurs. Ces derniers étaient comprimés par les années de leurs deux guerres, et, pour certains, de déportation. Je ne m’approchais pas de leurs plaisanteries incompréhensibles. Ainsi, tous nos adultes avaient du temps de bonheur à rattraper, et nous toute liberté de nous faufiler entre les pantalons et les robes en train de tourner. En quittant le bastringue perlé de music-hall, je listais les nouveaux mots volés autour de la compagnie des verres de sangria et des canettes de Pschitt orange.
L’oncle Josep, le seul frère de ma mère, son épouse Maria et leur fille Maria Dolors étaient encore assis dans leur compartiment du Portbou-Paris-Gare d’Austerlitz. Le convoi avait quitté Cahors depuis plus d’une heure. Nous avions de l’avance. Mon frère er moi nous connaissions les noms et les prénoms de nos visiteurs, mais nous n’avions qu’une idée vague de leur physionomie. Le pouvoir de l’imagination, la course du temps, rendaient légendaires les personnages de l’Autre Rive. Dans mes rêves, je leur disais « bonjour » et « au revoir ». Mes camarades de classe alignaient oncles, tantes, grand’mères, grand-pères, cousins, cousines, tandis que moi, bernique côté saga familiale dans le quotidien ! J’étais envieux d’un petit Paul à qui un oncle moustachu inculquait des rudiments de pêche sur les berges de la Corrèze, sous le pont du Bouys.
Le mot « frontière » éperonnait un sentiment de menace : notre mère l’avait franchie clandestinement en 1946 pour rejoindre notre père rentré des camps sans espoir de retour en Espagne. Elle confessa devant des amis sa terreur de la Guardia des Frontières. J’étais présent. L’absorption enfantine est considérable. Je retins cette frayeur qui rendait explicable une partie de ses inquiétudes quand j’y réfléchirais bien plus tard.
Marqué à l’emplacement de l’expéditeur au dos des enveloppes en papier grossier qui arrivaient, le mot « España » nourissait des petites histoires au moment du sommeil. Dans les moins douces, Guignol tapait sur un Guardia civil au lieu du traditionnel Gendarme. Un jour, « Tarragona » dépassa « España » dans la symbolique. Une carte postale dédiée aux monuments puissants de la Tarraco romaine m’avait frappé au point de former un attrait pour les ruines : Empúries, Ullastret, Bibracte, les châteaux cathares, … Le plus fort des envois de Correos s’ouvrit sur un empilement de « Maginets », les petits feuilletés traditionnels en forme d’éventail. L’âme de papa s’agenouilla devant l’autel de la pâtisserie tarragonnaise, il avait la vitrine dans les yeux, là, à droite dans la descente de la cathédrale. À ses lèvres, un comble de fines brisures humides s’étaient déposées.
Ainsi, nous avions quitté la rue Montaigne, traversé l’avenue de Toulouse, laissé de côté le pont porteur des voies ferrées vers le Sud d’où nos « inconnus » provenaient. Récemment, son arc de pierres avait été frôlé par les baches des camions transportant les soldats pour l’Algérie. Les convois les attendaient à la gare de marchandises, derrière celle des voyageurs. Penchée à la fenêtre donnant sur l’avenue, maman s’était lamentée sur le sort des jeunes gens. Elle nous avait serré contre elle ; de cela, je me souviens parfaitement, car de sa hanche s’était échappée une électricité insolite.
Après cent mètres de plat, la rue Montcalm se mue en coursive montante de terre et d’herbe. Elle servait de raccourci aux piétons pour rejoindre le quartier de la gare. Au milieu du tortillon pentu et bossué longeant les jardins, le parfum d’un figuier sortait ce soir-là de la chair d’un mur. Sa charge magnétique dérégla ma propre tension. Je m’écartai vers les fourrés de balsamine, objets de l’un de mes passe-temps favoris dans la cour de la rue Montaigne. Dans l’obscurité absorbant le vert vitreux des tiges cassantes, mes mains allaient aux fruits grêles ; à peine frôlés, ils éclataient ; les graines des capsules oblongues explosaient ; la grenaille infinitésimale picorait les doigts ; j’en frémissais. Vinga, nen, espavila ! (Allez petit, dépêche-toi !) Rien d’autre qui fasse parole ne fut prononcé jusqu’à l’apparition de la grosse horloge de la gare. Les aiguilles s’assembleraient bientôt. Minuit sonnerait aux cloches de Saint-Martin. Tout allait prendre enfin corps sur le quai 1, derrière le portillon du poinçonneur des ticket d’accès…
Les deux gros yeux de la BB 9004 ont perforé l’obscurité à cinq cents mètres. Maintenant, la machine a dépassé notre pont de pierres. Le père et la mère sont à vif, en sursis. Le père et les enfants dans son dos se penchent. La mère est figée. Le convoi a bien bifurqué vers la voie du quai 1. Le père serre trop fort la main de l’un des garçonnets. Ouille ! — Oh pardon ! Le quai est solitude. Le quatuor est désormais quatre fois un. Le retour du temps fige la mère comme le père, chacun dans son émoi. Les garçonnets sont polarisés par les deux gros yeux du convoi, ils n’ont pas de tiroirs qui se rouvrent mais bientôt un mystère à embrasser. Le train s’arrête en longues plaintes acides aspirées par la haute marquise de verre. Une seule portière s’ouvre à vingt mètres. Apparaissent un homme rondelet et trapu, une femme aux petits soins pour une fillette de quatre ans à robe blanche. À une valise entourée d’une ficelle, un ballon rouge est accroché. La tourmente s’abat en cercle. Ils sont deux à courir droit devant eux ; le poinçonneur a quitté sa guérite en entendant le cri. Les ondes se répandent. La mère n’est plus mère, mais soeur agrippée au frère. Les deux tressaillent dans la brutalité des chairs.

À douze années de là, par une journée de la mi-août 1946, si des étoiles étaient apparues pour lui annoncer son destin, elle aurait eu du mal à croire que la traversée jusqu’à celui à qui elle avait juré « C’est toi qui es ma vie », se jouerait à coup sûr des périls de la clandestinité. Elle avait quitté parents et frère avec les précautions d’usage sous la dictature. Personne d’autre dans le village ne savait. Elle avait craint qu’on ne lui posât, sur le chemin de la gare, la question : « Où vas-tu donc ? » Les bagages avaient déjà pris le chemin de Sant Julià de Loria, en Andorre, dans le camion de la messagerie de Blanes. Fallait-il avoir confiance en l'homme au bout du chemin après huit années de séparation !


vendredi 8 janvier 2021

8.

Nous nous trouvions à Saurier, sur le pont moyenâgeux à cheval sur la Couze Pavin. Tout au long de sa course, la rivière enchaîne les saute-moutons. Les reflets étincelants s’en trouvent attisés. À certaine époque, j’y avais pêché deux truites fario au lancer. Ce passe-temps fut de courte durée, toutefois intense. Mon esprit se plaisait à se retrouver loin de lui-même. Il y était aidé par la nature effervescente, sous les berges berceuses livrées à la force du papillon. Ce mode de pêche me permettrait de goûter au Bès, en terre d’Aubrac. La géographie y est lente. Cependant, à la frontière de la Lozère et du Cantal… La flânerie délayée sur le plateau languide se trouve interrompue soudain par une inversion brusque. La rivière se métamorphose en torrent. J’aurais dû me tuer une fois dans cette zone, à l’aval de La Chaldette, à force de sauts de cabri en tenue néoprène, de rocher en rocher au-dessus des gerbes d’eau tumultueuses. N’ayant pas tortillé de l’oeil en chutant, je pus poursuivre mon avancée jusqu’à la gorge, et enrichir plus tard mes « lectures » sur les variations de l’eau : le gros volume de la Loire, les remous heurtés du Haut-Allier, les somnolences de la Sourdoire et du Canal de Briare, d’autres encore. Bien que ses goûts ne coincidassent pas avec les miens, — il affectionnait le sur-place, moi le crapahut —, un moniteur de pêche « au mort manié », une technique particulière, m’invita à « sentir » l’impact de la luminosité sur l’humeur des poissons des lacs profonds. Durant ces quelques heures de journalisme assis (au motif d’un reportage) dans une barque immobile sur l’eau inerte et noire de la retenue du barrage de Saint-Étienne-Cantalès, je jetai de temps à autre un coup d’oeil vers la mélancolie embrumée des berges blêmes tout en soupirant dans le dedans « Terre ! Terre ! ». Je cachai mon peu d’emballement.

J’eus un seul maître ès halieutique : Jean, mon voisin à Saint-Maurice-ès-allier, village adossé de tout son grès blond au puy du Saint-Romain. Cet homme était, est, une perle ! De vingt-trois ans mon aîné, ouvrier-paysan, maire du bourg, peu porté sur les cocardes mais ancré de pied en cap dans le bien commun, il montrait une égalité d’âme qui délassait. Je la lui enviais parfois. Pour proportionner son âme dès potron-minet, il pratiquait un rituel lui tenant lieu d’amorce. Assis à une petite table dans la pièce éclairée et voisine du cuvage, accompagné par le ron-ron de la chaudière, Jean notait sur la première ligne d’un agenda, sous la date et le saint compétent, les degrés Celtius du thermomètre extérieur et la prévision du baromètre ainsi vérifiable le lendemain. Une fois le volume refermé, une fois le stylo à bille posé sur la couverture noire, il s’attardait le temps que la lumière descende sur le village ; puis, il s’installait dans une 2 cv bleue connue de tout le canton. Il montait jusqu’au Couget, à mi-hauteur du puy. Il garait la voiture devant la cabane aux planches grisées par leur exposition plein vent aux orages ruisselants et aux soleils ardents. Par une astuce des lèvres du toit, l’eau du ciel remplissait deux citernes. Aujourd’hui, la cabane a pris mal, mais au loin, les courbes des volcans continuent d’assommer l’espoir de trouver ailleurs paysage plus réconfortant. Jadis, une splendide rose rouge digne de Ronsard poussait dans la  pente modérée la quinzaine de rangs de ceps qui tapissent encore l’adret. La glissade cesse à deux cents mètres. Dans la foulée, les six cerisiers encore vivants m’octroyaient, en juin, la frénésie de la cueillette à l’arbre. 

Nous fûmes, comme je le laissais entendre auparavant, pêcheurs sous la canopée des astres, lui le maître serein, moi l’élève-compagnon oublieux des jours bousculés de Paname. Nous embarquions d’abord le matériel dans la décapotable, puis le pain, le saucisson, le Saint-Nectaire, le rouge ou le rosé tiré au fût dans la cave profonde de Jean, enfin l’eau légèrement pétillante de Sainte-Marguerite passée de source à bouteille dans le bas de la commune, où l’Allier recrée des chevelures argentées au déclenchement de nouveaux rapides en direction de la Limagne. Nous quittions le village à notre fantaisie. Ma préférence se portait sur l’aube indécise autour des maisons figées, quand le chant d’un coq ricoche sur les portes fermées. Sur la route sinueuse de Champeix, nous allions lentement. N’importe quelle flèche nous aurait rattrapés ! Filmés de dos, nous aurions joué deux personnages découpés dans un évanouissement du paysage. Nos intentions eussent été trahies par le dépassement des cannes, un bon mètre au-dessus de nos têtes. Une sainte bonne humeur se réfléchissait dans les miroirs. Je ne lui dévoilais jamais le résultat de mes méditations solitaires sur le banc sommaire de la cabane du Couget où je raffolais de lire au soleil en jetant de brefs coups d’oeil aux peupliers oscillants dans le val de Laps, à l’Est. Je réglais mes horloges sur des heures d’îlien et, sous la nef dégagée, j’usais d’un frais bonheur sans besoin d’escorte.

Autant avec Yvette, son épouse qui avait manifesté publiquement être ma « deuxième maman », nous allions à confidences, autant avec Jean nous demeurions concentrés sur des objectifs contemplés. Ce jour-là, fameux et souvent évoqué dans des rires, la visée était purement halieutique. Nous étions facilement repérables et, avouons-le, uniques, comme cela nous fut révélé par des gamins en cette après-midi de juillet…
La Z3 entra dans Authezat, carrosserie grise, intérieur vermillon. Des gamins de quinze ans, tenus en haleine par des entrechats footballistiques, repérèrent la voiture. Ils immobilisèrent le ballon. Quand elle parvint à leur hauteur, un galapiat à la langue affûtée ramena à un sort fendant les deux décapotés au crâne affublé d’une casquette trappeur : « Alors, les barbots ? » Le soir, Jean, encore déconcerté, rapporta à Yvette le fait du jour : « Tu te rends compte ? Attendre soixante-dix ans pour me faire traiter de barbot ! » Tous ces jours, j’ai hésité à l’appeler. Songer à l’établissement où il réside désormais me laisse étreint par une tristesse désolée. Cesser d’être visible aux yeux des pentes du Couget, quels affres, non ? J’ai réussi à sauter l’ombre de l’indécision. La voix de Jean est claire, très claire, et même enjouée. J’en suis si heureux que je demeure silencieux deux ou trois secondes, puis : « Je constate que vous allez bien, Jean ! » — « Vous savez, j’ai 97 ans ! » Mes fins de semaine en face de chez Yvette et Jean, à deux sons de fontaine, englobaient la confiance, des pauses gaufres sucrées ainsi qu’une remise à niveau où ne comptait pas pour peu la désintoxication des quelques cerveaux en trompe-l’oeil croisés parfois dans la capitale. Le couple auvergnat ne se séparait pas aussi vite qu’eux du monde de la veille. Je tins d’une jacobiniste ensorcelée : « Vous vous rendez à Clermont-Ferrand ? Comment faîtes-vous ? Il y a un aéroport ? » Je tins d’un recteur d’académie un lapsus mondain à pouffer : « Vous passez vos week-ends à Saint-Moritz ? Aaaaaah ! Comme vous devez vous y sentir bien ! » Saint-Maurice, Saint-Moritz, après tout…
Mais bien avant Jean, j’avais appris comment « lire » une rivière. J’aimerais escorter jusqu’à Gil Zok les personnes engluées dans l’idée que le sport est l’avenir du con. Porté par l’intelligence de la nature, de la glisse, de l’équilibre et du faufilement parmi les roches traîtres, ce champion de descente de rivière en canoë semblait, à l’abri de notre conversation en tête-à-tête, naviguer par les canaux les plus minutieux de son adolescence sur les bords du Rhône, où il campait pour étudier les caprices du courant et pour écouter, dans le silence nocturne, les variations de l’écoulement qui influençaient tant sa pratique sportive. S’il l’eût entendu, le philosophe Gaston Bachelard eût soufflé à son oreille : « Ainsi le désir se condense, se précise, s’intériorise. Il n’est plus une simple joie des yeux. » Cette affaire de « lecture » par les yeux et par les oreilles de Gil Zok avait pris aussitôt de l’importance dans mon esprit. Elle m’avait mis en contact immédiat avec L’eau et les rêves du même Bachelard, dont la barbe blanche et la traversée de la place Maubert avaient médusé mes vingt ans. Je recopiais des passages entiers du livre. Ainsi : « Elle se prend à aimer le bouillonnement de la vase travaillée par les bulles. » Elle, l’imagination de Bachelard ; la vase, soeur de celle de la mare de la ferme d’à-côté, au Pescher, dans ma Corrèze, troublée par le saut des grenouilles… Puis, j’avais parcouru Les eaux étroites de Gracq, que je relirais tant, ne serait-ce que pour : (…) flot insidieusement violent qui râpe et ratisse les grèves de la Loire, et renverse par les épaules comme un chien joueur le nageur qui cherche à reprendre pied (…) » À Barcelone, dans le bureau de Jaume Vallcorba, l’éditeur de Quaderns Crema, je recevrais la traduction en catalan du livre de Monsieur Louis Poirier, le vrai nom de Gracq, Les aigües estretes, comme un bienfait. Je partirais aussitôt en quête de la phrase dans ma deuxième langue maternelle.  Toute source est une flaque d’enfant remontée du secret de la terre. Révélées seulement par des lectures, celles de la Seine et de la Loire sont enveloppées chez moi dans une mystique ; comme celle du Pô (fleuve prodigue de nos leçons scolaires sur l’Italie), fille du Mont Viso que nous apercevions, flambant dans le ciel bleu, depuis le refuge Agnel sur le Tour du Queyras.

En revanche, réelle à mon regard est celle de la Garonne, le fleuve de Nougaro… Moi ma mer Egée / C’est ce fleuve lisse / Dont je suis l’Ulysse / Sans exagérer… Je connaissais son abondance occitane à hauteur du Bazacle à Toulouse, mais point son berceau derrière la frontière avec l’Espagne. Après avoir sillonné le Vall de Boí et ses neuf églises splendides dans les Pyrénées catalanes, je m’étais séparé dans le Val d’Aran d’Henry Dougier, ami et éditeur d’Autrement. J’avais gravi aussitôt les pentes à la recherche de la fente matrice (« L’uelh dera Garona » en aranais, « l’oeil de la Garonne ») dans le sol du Pla de Beret. Elle me reçut sous les frémissements de ventelet cru propres aux grandes hauteurs. Soit par paresse soit par respect pour l’indépassable, je laissais le soin à Colette (dans Sido) de donner à contempler la cuvette où glougloutaient les timides résurgences : « L'autre source, presque invisible, froissait l'herbe comme un serpent, s'étalait secrète au centre d'un pré où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. » Je me mis, sans égard pour les chaussures, pour les chaussettes, pour les pieds, à « gauiller » de plaisir comme dans les prés de mon enfance à Chèvrecujols, sur les hauteurs de Brive ; « gauiller », ce verbe de chez nous qui inoculait dans le vocabulaire les floc floc dans les herbes spongieuses, sur les rives des rigoles enfouies dans la terre, mais démasquées par les touffes basses des roseaux accompagnant les lignes serpentines.
Avant de me retirer, je risque de surprendre. J’atteste sur l’honneur et avec la foi d’un Sancho Panza sur son baudet, que je fus prosaïquement élu pour quatre années vice-président de la fédération française de canoë-kayak, un dimanche de 1988, en assemblée générale, dans l’amphithéâtre de l’Institut national des sports à Vincennes. Cette incongruité apparente a-t-elle à voir avec tout ce qui précède ? J’abordai un monde de garçons et de filles sans la langue cousue, la vitalité au corps, l’âme bien pendue à ce que l’eau a de désirable dans tous ses purs états.

12.

Des deux pommiers proches du lavoir aucun qui ne portât des fruits rebondis. Devant la sensualité inerte propagée, je les convoitai. Les deu...