mercredi 30 décembre 2020

7.

Je n’y avais pas été obligé : ni par décret, ni par assignation à une truffade fortifiante entre copains du Sancy. Je me trouvais en Auvergne simplement pour le classique tournant émotionnel des fêtes. Le Père Noël avait laissé un pull-over dans mes sabots. Il avait lu, et bien lu, Alexandre Vialatte : « Munissez-vous toujours de lainages lorsque vous allez en Auvergne. Tout y est aigrelet : le fond de l'air, le fromage, le vin, le son de la vielle. »
Mon appartement surplombe le cimetière de Chamalières. L’illusion d’un Noël blanc s’était emparé de lui ce matin-là. Les tombes étaient cousues d’une gaze de neige du plus bel effet sur le gris-noir du basalte. Je n’ai pas choisi ce parage pour regarder la mort en face. Comme on ne construit pas des sépultures de dix étages, j’ai voulu simplement m’assurer d’une liberté de vue permanente sur la ligne du piémont au galbe séraphique. Il précède, en le cachant, la faute à la perspective, le long étirement de la chaîne des Puys. Avantage additionnel, les jours de ciel turquin tombe devant le balcon perché un rideau munificent avec des nuances d’ardoise comparables à celles qu’on rencontre en mer. Deux mésanges charbonnières familières battent l’air, elles posent les pattes sur le garde-corps, c’est leur dernière halte avant de disparaître pour quelques secondes dans le trou du nichoir, après quoi se poursuit le va-et-vient de brindilles scandé par les gazouillis des oisillons. Au sol, mon fidèle Panxeta (« bedon » en catalan), un gnome au destin de sieste comme en attestent ses yeux clos, voit tout, j’en suis certain, sent tout, j’en suis convaincu, les mains croisées sur le « pansou » (« bedon » en occitan). Il clame en même temps sa paresse et sa distance. Face à l’abus de bouddhas dans l’Occident transi, il est le Songeur en état de veille et en volonté d’être un exemple à suivre. Aux vêpres d’un 31 décembre, je l’avais aperçu dans la vitrine d’une boutique de Montblanc, en Catalogne, sur le point de fermer. Quelques minutes plus tard, il m’accompagnait, à une place de passager. Une fois retournés en France, il connaîtrait l’histoire de sa race si singulière, racontée dans Le Livre des gnomes glissé dans la zone de ma bibliothèque où nichent les ouvrages les plus gracieux, parmi lesquels Winnie l’ourson dans sa réédition fidèle à l’original, une aubaine.
J’ai conservé, ancrée en moi, une séquence de Ceux qui m'aiment prendront le train, le film de Patrice Chéreau, tournée dans le vaste cimetière de Limoges. Je revois une densité folle d’allées rectilignes. La prise de vue propage une force lourde. Cette image a pu peser inconsciemment dans mon choix du surplomb chamaliérois. Je pourrais ainsi toiser un échiquier ressemblant, sans ébarbures sauf les festons de mousse au pied des rectangles des trépassés. Il m’est rappelé par la mémoire mes penchants pour l’oblique, pour le différencié. Et alors ? Pour une fois, de l’alignement, mais dévié par les lèvres de femmes matinales parlant à leur mort. Au décès de l’écrivain valaisan Georges Borgeaud, Marion Van Renterghem avait raconté dans Le Monde (8 décembre 1998) comment ce dernier, de la fenêtre parisienne de son petit appartement de la rue Froidevaux, face au cimetière Montparnasse, passait son temps à observer les allées et venues autour des tombes, « tout prêt à railler le fantôme de telle grande figure des lettres françaises. » Aucune célébrité n’est signalée à la verticale de ma baie. Je ne risque pas d’être emporté par une éloquence impossible à contenir, comme devant la tombe de Jules Vallès dans le repaire des Illustres couchés du Père-Lachaise. Est gravé sur la pierre : « Ce qu’ils appellent mon talent n’est fait que de ma conviction. » En rafale sous mon chapeau, s’étaient projetés la Commune, Le Cri du peuple, les deux Vallès fusillés par méprise… Lors de mon unique promenade dans « mon » cimetière austère, j’ai rencontré sous son manteau de pierre André Fel, le géographe, homme bon, puits de science, que j’avais convaincu de venir rejoindre l’équipe de Massif central, l’esprit des hautes terres, publié chez Autrement au siècle dernier. J’y pense. Qu’on n’oublie pas d’écrire « Ci-gît un être vivant » sur ma tombe de la plaine corrézienne ! Certes, avec ses senteurs de frontière, le cimetière blanc de Port-bou la méditerranéenne conviendrait mieux à mon entre-deux estafilant. Longtemps, j’avais penché pour le titre des mémoires de Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu, mais calquer incommode, et puis un peu crâneur, non ? Tandis que le « Ci-gît… » a quelque chose d’impertinent, mais en même temps le côté exalté du vocabulaire… Je finis par ne plus savoir !
 
Le lundi 5 février 2018, devant le grillage de sécurité encerclant l’ancienne Belchite dévastée, restée en l’état depuis quatre-vingts ans, symbole parmi les symboles de la Guerre d’Espagne, j’arrachai une pierre dans un monticule surmonté d’une croix, hommage anonyme assemblé à la diable. Le silence circulait sur une autre tonalité que sur les ruines de Corbera d’Èbre et d’Oradour-sur-Glane. Les monceaux de décombres semblaient avoir été retournés maintes fois. Les déluges de feu avaient abandonné un hachis disproportionné de grumeaux ocres sous les murs pantelants. Le clocher resté debout était gardé ce jour-là par un ciel monochrome, comme amnésique. Peut-être la volonté de s’évincer des lourdes ruines a-t-il poussé le cimetière à s’installer à cinq bons kilomètres. De terrifiantes sépultures innommées l’occupent sur une étendue mi-fangeuse de terre glabre et marronnasse. Chacune est désignée par une tige de fer, courte, insolite, d’où pend parfois une rose rouge racornie qui bientôt ne sera plus rien ! Nous n’avions qu’un seul mot dans la bouche : insoutenable. Hébétés, surchargés, nous avions capitulé et refermé le portail du cimetière égaré dans la lande aragonaise. Notre départ ressemblait à une fuite. Dans ses mémoires, papa écrit simplement sur Belchite : « Les balles sifflaient aux oreilles. » Boiser de mots la mort en sursis devait lui paraître superflu.  

Que vient faire Jean-Pierre Delacroix dans ce récit ? Je n’ai pas de réponse, sauf à revenir sur un passage de Jean Cau dans Croquis de mémoire : « Et certains êtres n’entrent pas dans un lieu : ils y apparaissent. »  Le mot incliné était relatif à Mademoiselle Chanel. La goutte de mémoire qui était tombée sur moi le jour de la lecture visait les apparitions intemporelles de Françoise Fabian sous son chapeau capeline, chez Lipp, où je dégustais invariablement, soit l’inégalé petit fagot de haricots verts frais, encore sur la carte trente ans après !, soit le poireaux vinaigrette sans pareil, lui aussi encarté en 2020 ! J’étais assis là, certains soirs, tiède, à trois planètes de ma terre limousine dont Paris n’a que fiche, à cent mille lieues de mes origines sociales et sans vouloir spécialement revêtir l’habit du Croquant indiscret de Calet. J’étais « moi et mes circonstances », pour reprendre Ortega y Gasset. Jean-Pierre Delacroix m’était apparu le 13 octobre 1982 à La Rochelle. Il était venu pour le compte de Libération, moi pour celui du Monde, observer un curieux événement, « Les Six jours de La Rochelle », une course à pied dingue sur un tourniquet en ciment de 200 mètres, dont le vainqueur, Ramon Zabalo, CRS à Montauban, fut déclaré vainqueur avec au compteur 865 kilomètres, soit 4323 tours de piste. « Ils s’aiment les héros du tourniquet. Ils prennent par les épaules le copain à la dérive. « Nous sommes tous frères », leur tient lieu de discours dans le dernier quart d’heure sous les vivats de la foule. Zabalo, implacable vainqueur, roule à l’impériale au-dessus de tout ça, et sprinte comme un fou dans la ligne droite d’arrivée. Le public l’adore. À 21 heures et 2 minutes, il s’arrête près des 865 kilomètres. Il lève le drapeau bleu blanc rouge qu’on vient de lui tendre. (…) Zabalo t’es le plus beau, insiste lourdement le speaker. » Dans l’après-midi, nous nous étions échappés de ce spectacle en nous demandant s’il méritait ou non notre réprobation, si cette activité insensée ne ressemblait pas à une autopunition. Devant les vagues, nous aurions plus de facilités à parler et à nous découvrir. Je me souviens de notre curiosité commune pour entendre nos questions et nos réponses. Chacun était disposé à donner à l’autre des parts de lui-même. Le plus curieux de cette rencontre, c’est que jamais nous ne nous reverrions. Le son de la conversation longue, comme désireuse de sans fin, ne s’est pas affaibli. Il y a quelque chose comme un an, j’avais appris sa disparition. Certains êtres n’entrent pas dans votre vie : ils apparaissent




mercredi 23 décembre 2020

6.

« Les souvenirs nous observent » (Traströmer). Le mercredi 18 mars 2015, au Camp nou de Barcelone, à la 37’ minute du match Barça-Manchester City, Messi fit rouler le ballon entre les jambes de James Milner. S’il se trouve un ignorant dans la salle, qu’il retienne ceci : le geste rapporté est, dans le langage du football, un « petit pont ». Je me trouvais à dix mètres de la ligne de touche, assis à ma place d’abonné, au rang A, siège 14. Mon esprit établit alors un point de jonction avec une époque d’avant la fibre optique. Approchez, action !
Rentrés de vacances, nous reprenions possession de la pelouse du stade Le Clère comme des poulains détachés du poteau de patience. Sur l’herbe coupée de frais, nous faisions rouler entre nous les ballons neufs. Nous profitions des pauses pour ôter les brins humides du regain abandonné par la tondeuse et venus se coller aux bas (aujourd’hui, dans les vestiaires, je crois qu’on dit « chaussettes »). Je les descendais des genoux aux chevilles pour imiter Omar Sivori, fameux italo-argentin, premier Ballon d’Or de la Juventus de Turin. Mon esprit cotisait au narcissisme enfantin, au soleil montait cette adresse : « Je suis tout à toi ! » Les mollets nus luisaient d’huile camphrée comme dans les concours de muscles. Après une chute, j’abandonnais une joue au sol fertile, je m’attardais un peu, le temps d’inhaler l’âcreté de l’humus comme un animal truffier. 

Un cri avait fendu l’air. « Ho, le con ! » L’auteur était un jouvenceau qui se retrouvait contre son gré, penaud, le cul dans l’herbe sans que personne l’ait touché. En réalité, c’était un « Ho, le cooon ! » qui s’était fait entendre, car l’air fendu était celui de Brive-la-Gaillarde, ville où finit le Massif central et débute l’Aquitaine ; où surgit du dernier défilé de roches noires la rivière argentée, accueillie à grès ouvert et à clartés dehors par notre plaine native dont l’accent ralenti émet des « o » quasiment gascons. Il se nommait Bernard K., un costaud, arrière latéral, un gars comme nous tous de l’Étoile Sportive Briviste, aux couleurs jaune et bleu. « Le cooon ! », c’était moi, son copain, asticoteur des grands avec ma petite taille, poussé par mes affects pour la passe en retrait, convaincu que le poste d’ailier, en la circonstance le gauche, était propice au tournebouler l’adversaire devant ses buts, par temps sec comme dans la gadoue.
Excusez du peu, mais je venais d’asséner à Bernard un double « petit pont ». Nous avions quinze ans. J’ignorais le mot « orgasmique », mais au ventre le remuement conserve encore de sa dorure ! Sinon, je ne ferais pas en ce moment dans le sensuel. C’est que la jouissance déclenchée par la réussite d’un « petit pont » vous enlève la parole et vous introduit dans une étanchéité brève et extrême, et même secrète. Effectivement, le « petit pont » est un geste cinglant, réussi au détriment d’un mystifié, emporté à son corps défendant dans une chorégraphie pour lui contrariante. Je me souviens : quiconque se serait permis de commettre le même geste sur L., moustache de « bandolero » et bourrasques de méchant, aurait eu le tibia disloqué. Nous en avions peur. Cet arrière d’origine espagnole, qui semblait plus âgé que nous, était licencié dans un autre club de notre sous-préfecture, sur la rive opposée de la Corrèze. C’est vrai qu’on ne dit plus « arrière », mais « défenseur » !
La boule de cuir collée aux pieds, je m’étais avancé vers Bernard. D’une feinte, j’avais provoqué l’écartement de ses jambes. Il n’y avait plus qu’à glisser le ballon dans la trouée et à le récupérer de l’autre côté. Est-ce l’ivresse du retour au pré par ce printemps d’automne ? Est-ce le réflexe du matador qu’il y a peut-être eu dans ma généalogie ibère ? Il me prit d’« achever la bête », sans vouloir humilier, mais par pur réflexe de boute-en-train. Aussitôt qu’il s’était retourné, j’avais répété la manoeuvre dans l’autre sens, le renvoyant à l’étude de la chute des corps. Le « Oh, le cooon » du berné avait éperonné sa colonne, du séant jusqu’au cortex. Malgré l’affront, la bonne humeur avait maintenu le quart chez mon copain cheval d’orgueil et protecteur de notre défense.
C’est un joli nom, « petit pont » ! On entend monter Ainsi font, font, font… ! Le Catalan dit « túnel », l’Espagnol dit « caño » (« tube »). En revanche, l’Anglais dit « nutmeg » (« noix de muscade »). C’est joli, mais mystérieux ! De curiosité attrapé, j’allais vers Charley et Tom, deux amis écossais de mon quartier de Barcelone, les deux accrochés au Celtic de Glasgow comme bébé au biberon. Ils me renseigneraient. Le second, golfeur accompli, faisait mousser auprès de Stuart et d’Alessandro, au zinc du Mar Bella, son dernier swing sur l’Old Course de St. Andrews. Hasta luego, Tom ! Le premier, le Guardian dans la poche, une habitude, disséquait en face, au comptoir du Repúblic Café, dans un sabir anglo-catalano-castillan le pour et le contre des revendications régionales en compagnie d’un autre habitué, journaliste d’El Periódico. See you later, Charley !
Je m’en remis au savoir bonhomme de Jean-Michel Rouet alors détenteur de la chronique "This is England" dans L’Équipe. J’accueillis l’explication la plus probable, la relation notoire entre « noix » et « testicules ». Le principe du « petit pont » est bien de passer le ballon entre les jambes, n’est-il pas ? Bien sûr, Jean-Michel ! Foi de Corrézien de naissance, « Tu me casses les noix » est ce qu’on dit chez nous, à la gloire de la Marbot, variété abondante du côté de Meyssac ! Rouet poursuivit : « L’expression a été popularisée par le journaliste et écrivain Brian Glanville, la meilleure plume du foot anglais, dans l’un de ses romans des années 70. Il écrivait dans le Sunday Times à 84 ans ! Avant, les Anglais parlaient de « tunnel » eux aussi. » Mais enfin, Jean-Michel, la muscade dans tout ça ! Un appel en provenance de Joigny, sa niche, son Colisée, son biotope, interrompit le dialogue. Je pensai sans conviction à « passer muscade », à sa définition par Claude Duneton dans Le Bouquet des expressions imagées : « S’emploie pour souligner qu’une action s’est passée très vite, que quelque chose a été escamoté habilement. » Ces mots étaient opportuns mais éloignés de la vérité recherchée. J’arrêtai là l’enquête.
Dans les moments d’avenir et de nostalgie, ce monde frais comme un oeuf plein est une lecture d’étoiles. Dans la panière des fruits du foot gîte mon attrait pour sa gestuelle à côté de celle de tant d’autres sports et de danses. Ainsi, je me sais redevable à la 37ème minute de Barça-Manchester City du mercredi 18 mars 2015, lorsque ma pupille capta le « petit pont » de Messi sur Milner, portant en lui la merveilleuse facilité du retour des deux miens sur Bernard, deux gouttes de lumière sur la lettre latente, commencée ici, à l’enfant de quinze ans qui courait, sautait, osait un passement de jambe dans le monde englouti des rivières à poissons.



mercredi 16 décembre 2020

5.

Chers,
C’est avec regret que je vais en finir avec quelques-uns des bars dont j’ai poussé la porte.
Provenant d’une Corrèze de sable rehaussée du vert de ses collines, Brive-la-Gaillarde donc où mon Aube fut prononcée, le gris-noir de la pierre volcanique de Clermont-Ferrand m’avait électrocuté à mon arrivée le premier jour de 1970. Descendre la rue Pascal après 22 heures s’apparentait à une traversée de couloir maçonnique sans Lumière au bout. Ça n’a pas changé. Le gris-noir basaltique de la cité n’a jamais fait mystère de son ajustement à la culture du secret partout infiltrée, à cette époque-là beaucoup, aujourd’hui moins, après des dizaines d’années de monoculture du pneumatique Michelin.
Aux « Beaux-Arts », qui n’avait été atteint ni par la discrétion manufacturière ni par la tempérance, il n’y avait guère de jour sans que l’appariteur d’une institution voisine criât, par une monomanie bien curieuse, « Ici l’ombre ! », puis baissât une oreille vers un poste à galène imaginaire tout en imitant le fameux « Tou-dou-dout, tou-dou-dout » de Radio Londres en 40-45 ! La scène rendait vinaigre le coiffeur de la place, un garçon tape-à-l’oeil, habillé l’été à la turque, bijouté d’or jaune, propriétaire d’une magnifique décapotable Mercedes 230 SL boîte automatique, couleur crème. Il chuchotait benoîtement : « Ce monsieur est franchement pénible ! Il doit compter un gaulliste dans la famille ! »
Les enfants, le « ici l’ombre » de l’appariteur se référait au « Ici Londres, les Français parlent aux Français ! » émis par la BBC durant la Deuxième guerre mondiale, depuis la capitale britannique où se trouvait le général De Gaulle. Devant leur poste, les Français écoutaient les messages codés qui s’adressaient à la Résistance intérieure avant un parachutage d’armes ou de combattants : « Le coq chantera trois fois », « La girafe a un long cou », « Le manchot la serre dans ses bras » démontraient, parmi d’autres assortiments, une capacité inépuisable de clavetage poétique.
Au « Beaux-arts », à l’heure de l’apéritif, l’habitué ne commandait pas à Lucien une « momie »,  formule connue du Pastis dans un petit verre, mais un « égyptologue ». Le rapport est vite établi. La tournée en sus puisait dans le parler du tennis : « Balles neuves ! » La langue différenciait l’habitué du client de passage.
Pour accéder à la salle unique occupant une profondeur sans fenêtres, les corps devaient se glisser de profil dans le détroit formé par le mur d’un côté et par les tabourets du comptoir de l’autre. Les frôlements involontaires d’épaules, de hanches, de dos et de seins, se multipliaient. Les délicats « Pardon ! » amnistiaient les effleurements déterminés par la disposition du lieu.
On croisait des étudiants farceurs de l’École des Beaux-Arts, des architectes ténébreux, des publicitaires vertueux, des employés municipaux jaloux de rien ni de personne, des journalistes inégalement désabusés. Pour certains, il semblait presque indifférent de boire. Aux heures vides, on pouvait voir la même personne, seule à une table, vider ses pensées dans un verre. Aux heures pleines, arrivaient les pressés de répandre une nouvelle a priori exclusive.
Un employé de la Poste Centrale fit irruption un soir. Le contact s’établit aussitôt. Il se confia à notre cercle. Démangé par l’écriture, il s’essayait à un genre nouveau : le polar régionaliste. Il avait trouvé un titre qui lui paraissait devoir frapper l’imagination : Du plomb dans les tripoux. La voix d’un olibrius de notre camp s’éleva alors : « Le suivant, tu l’appelles Les révoltés du pounti. »

L’autre semaine, j’ai visité un ami dans sa dernière demeure, sous l’herbe drue d’un cimetière haut perché. Je ne tiens pas à attrister la compagnie, mais avec son souvenir je peux démontrer l’humanité des cafés. Il y a plus de trente ans, j’avais accueilli son âme nue au comptoir. Nous traversions une période pont, un entre-deux-âges instable. Jamais de ma vie je n’avais mieux écouté quelqu’un, alors que des chants irlandais provenaient de la salle du fond et que les appels à « balles neuves » redoublaient. Nous ne lâchions pas le zinc ; nous avançâmes heure après heure comme des matelots en équilibre bancal sur la planche flexible qui relie une embarcation à son quai. Nous éclusions un breuvage fort. Nous atteignîmes minuit à égalité de lucidité mi-précaire. Venus sur le tard nous rejoindre pour achever l’entreprise contre le désespoir devenue audible maintenant que les rangs s’étaient éclaircis, les endurcis, les éduqués du dernier verre développaient chacun une analyse audacieuse. Cher « Beaux-Arts » solidaire !

Quand le train me déposait à Aurillac pour un reportage puis, des années plus tard, pour une mission auprès de la Mairie, les étoiles paraissaient toujours esseulées. Mon intérêt toujours vif pour les sortilèges des sagas nordiques, se réveillait l’hiver, dans la Micheline de six heures, sous les cotonnades de neige dans la nuit de la vallée de Vic-sur-Cère. Sorti d’un sommeil chancelant, j’imaginais la course du ruban de nos wagons, le jaune aigre des ampoules blafardes des compartiments, lucioles que les gens devaient suivre depuis les fenêtres qui s’éclairaient. J’imaginais les rideaux écartés, l’ouvrier, l’employé, l’instituteur, la secrétaire de mairie, chacun sur le point de quitter la chaleur du foyer.
Afin d’augmenter les heures d’intervention sur une seule journée, je me rendais là-bas à l’aube. Autant le « Beaux-Arts » était du soir, autant « L’univers » était du matin. Il suffisait de traverser le boulevard devant la gare. Admis à la table de quelques employés du Tri postal, même table toujours, dos collés à la devanture, je connus le tripou cuit à l’eau-de-vie et au bouillon. Ma mémoire gustative conserve le déraidissement de la bouche provoqué par la déchirure légère de l’enveloppe de la panse de mouton. Juste après, les alarmes se déclenchent causées par la fragmentation puis la décantation des petites lamelles de tripes de veau, humectées par les arômes des quatre heures de cuisson. Comme j’avais dû évoquer devant ces nouveaux amis du Tri la paella de ma mère, apparut dans le clair-obscur d’une autre aurore, un fondamental du terroir, le chou farci de la grand’mère de l’un. La mastication fut radieuse sous l’ornement d’un quincy des basses collines de l’Yonne, terre du patron. Heureux matin.
Aux « Beaux-Arts » je reviens. Le bottier du coin, joues à rouflaquettes, racontait avoir inventé la semelle compensée. Un autre personnage baroque avait improvisé, avec déclaration liminaire imprimée sur tracts distribués en masse, le Congrès de l’Improbable, lequel n’eut jamais lieu par respect pour le concept déclaré.
Tous ces gens-là étaient l’honneur d’une fin d’époque, comptoirs à hauteur d’homme et murs sans télévision.


dimanche 13 décembre 2020

4.

Chers,
Comme promis, je donne suite à ma lettre précédente. Je vous ramène de mon boulevard de l’Hôpital au « Café de l’Industrie », mais par étapes…
En recréant le chemin depuis la station « Campo Formio », une nostalgie débonnaire s’immisce une fois que la station « Gare d’Austerlitz » est dépassée par la rame du métro. Je songe aux jours de pluie quand celle-ci frappe l’eau couleur mastic de la Seine. La fraîcheur du front contre la vitre rejoint celle de la rue Montaigne, mes cinq ans, les rangs de poireaux floutés par le brouillard de novembre dans le potager des voisins, derrière le trottoir d'en face. Le voyageur espère la secousse des wagons dans le grand virage en bout de viaduc, cinq secondes de fête foraine.
À « Quai de la Râpée » est épinglée une histoire lointaine et acide comme le fer en train de nous porter, une histoire de conscience bousculée avec entrée de gladiateur dans l’arène de l’Institut médico-légal, tout à côté. Je me souviens de la force qui m’accompagnait en accompagnant Djamel ; de mon affichage de notabilité, costume gris, chemise blanche, cravate italienne, chaussures lustrées. «  Tu ne dis pas un mot Djamel, tu me laisses parler. » Je me portai garant de ce jeune homme marocain dont le père, trente-huit années chez Simca, était gravement malade et seul. Pourquoi un médecin de la morgue pouvait contribuer à l’obtention d’une carte de séjour ? Un trou de mémoire m’enlève la réponse. Probablement une affaire de connaissances, une relation relais. En revanche, je sais que nous provenions, plutôt tendus, des locaux de la Préfecture de Police, dans l’Île de la Cité aux couloirs décourageants. Ah !, ce que fut la seconde blême, puis la seconde de boussole prise de vertige !, quand, mettant à profit la sortie temporaire du fonctionnaire de son bureau, j’avais ouvert dans un réflexe sec le dossier entr’ouvert sous mon nez, et lu : «  Djamel…, expulsion en suspens. »… Ce que fut la seconde suivante ? Une seconde homme de marbre, avec rétablissement fulgurant du corps et de l’esprit afin de chevaucher à cru la demande auprès du fonctionnaire à son retour, l'écouter, enfouir la révolte pour lui répondre au mieux.
Le jour où Djamel sortit indemne du dédale administratif avec un papier joyeux dans les mains, il m’apporta une modeste bouteille qui avait dû avoir son prix pour lui. Il doubla le cadeau d’un rayonnement pudique soutenu par les deux yeux. À cinquante ans, au milieu des batailles, on répond accolade. La petite larme surgit plus facilement sur le tard. Récemment, Madame F., fonctionnaire aux Archives départementales de la Corrèze, m’a fait parvenir les cartes de séjour de mon père Joan (AA 93485) et de ma mère Rosa (AP 50524), les deux portant « taxe Nansen acquittée pour dix ans », la première en date du 2 juin 1950, la deuxième en date du 18 juillet 1951. Djamel est aujourd’hui à Agadir, marié, entre-temps son père est mort ; il a laissé un numéro de téléphone sur le répondeur : 00 212 07 77 .. .. .. 




Je me souviens aussi que ç’avait été la journée des tensions. Bob, un ancien consultant de ma boîte, singulier de mise, chemise Lacoste et noeud papillon, était décédé d’une crise cardiaque sur le trottoir, devant La Coupole, tout près de chez lui, boulevard Raspail. Il venait d’acheter une maisonnette dans une île bretonne. À une réunion de lundi, nous lui avions su gré de son invitation pour un week-end. J’avais répliqué : « À Bob les emprunts, à nous les embruns ! » Et toc !
« Quai de la Râpée », tournant la face vers le Port de l’Arsenal, je sais Fabrice sur sa petite péniche au nom formidable, L’impensé, les violons entre ses mains de luthier, Amati, le chat mélomane. Vingt-trois années d’amitié, j’ai l’âge de son père, des conversations fécondes, des mots en renouvellement constant, un film de télévision pour lui, Des racines et des notes, en retour une valse, La valse à Llibert, du charbon pour alimenter le feu sous le chaudron…  

En haut l’archet de La Bastille
En bas le quai, Paris s’endort
Tout le dehors est dans la brume
Et lui dedans sur les portées.
C’est Amati, le chat-luthier
Le farfadet de l’Impensé.
 

Enfin !, « Le café de l’Industrie » se rapproche. Il n’est qu’à remonter l’escalier du port, ouvrir et refermer le portail, traverser la Place de La Bastille, remonter la rue de La Roquette, la rue Saint-Sabin, pour retrouver, selon l’heure, le composant d’un double confort : l’un propice à la lecture du Parisien devant la tasse de café de dix heures, l’autre propice à une fusion roborative avec les harengs pommes tièdes du menu de midi quand ce n’est pas avec la saucisse purée. L’on peut se glisser dans des recoins au nom des promesses bachelardiennes « d’immensité intime ». Cajolé par une lampe branchée continûment, on se décale de l’entour pour s’enrouler autour de soi, à la fin on revient au monde. Traîne le joli assemblage de Saint-John Perse, « l’oubli des lampes en plein jour », et l’on sort, hésitant sur la rue à prendre dans l'étroit carrefour.
À une autre époque, j’avais jeté l’ancre dans la mer du « Beaux-arts », à Clermont-Ferrand. Dans la prochaine lettre…

jeudi 10 décembre 2020

3.

Il avait neigé sur mon sommeil et sur les montagnes en amphithéâtre au-dessus de la ville. Un personnage dont je n’ai conservé aucun souvenir, que ce soit la forme de nez, la couleur des yeux, la taille, avait frappé à la porte. Une écharpe de brume ceignait mon front et ma nuque. J’étais chaussé à un pied d’une botte Aigle achetée au Gamm Vert de Tulle et à l’autre d’une pantoufle Capuchinhas en laine et lin acquise à Funchal. J’avais ouvert. Le personnage s’était montré direct et même pressant : « Moi, c’est Covid. On va prendre un verre ? » Au réveil, j’avais noté l’invitation extravagante dans mon « Carnet des Rêves », un cahier orange, ainsi que les détails qui l’avaient précédée, brume, botte, pantoufle. Rien d’autre, puisque que la suite de l’hallucination nocturne s’était dissoute dans l’oreiller.
Il convient d’exposer que la veille, nous avions marché dans la ville, M. et moi, les deux masqués aux normes, mais lui avec « ausweiss » et moi sans, rebelle. Si un drone nous avait suivi, il aurait noté nos trajectoires parfois étranges sur le large trottoir, faisant parfois un pas en avant et deux pas sur le côté à la manière du cavalier sur l’échiquier afin de nous approcher par exemple d’une plaque commémorative. Nous flânions donc dans le délicieux air frais quand nous fûmes attirés par deux petites tables caressées par le soleil. Elles suintaient la panne d’affection à la terrasse d’un bar ouvert mais vide dehors comme dedans, morne et cafardeux. Nous entrâmes. La pose de la serveuse unique, figée derrière le comptoir, le cheveu paillasse, imprimait sur l’ensemble un climat hoppérien. « Si vous voulez un café, vous devez l’emporter ! » dit-elle. Nous n’emportâmes rien d’autre que notre indignation lassée. J’avais passé quelques secondes, entre regret et amertume, stupéfaction et bouderie, à regarder les deux tables désaffectées, puis nous reprîmes notre chemin. La nuit advint le rêve : « Moi, c’est Covid. On va prendre un verre ? ».
Quelques journées passèrent dans la demi-fastidiosité du demi-confinement quand je fus pris de la nécessité d’écrire un Il me faut vous dire à mes petis-enfants, ces alliés naturels, à propos de quelques bars essentiels de mon existence. Je me transportai donc dans des ailleurs anciens et des ailleurs placés depuis des mois dans une parenthèse.


Les p’tits loups,
Je vous écris comme si j'étais assis à une banquette du « Café de l’Industrie », couleur aubergine, à proximité de Bréguet-Saint-Sabin, station de la ligne 5 du Métro après Bastille en venant de mon boulevard de l’Hôpital quand je suis Parisien. Si le « Café de l’Industrie » était un port dans l’océan des rues, j’y fixerai mon lieu de mouillage.
La clientèle est composée en majorité de trentenaires et de quadragénaires aimables et calmes. Au service, c’est un va-et-vient d’étudiantes auprès desquelles je n’ose jamais rien exiger parce que je leur sais gré de me permettre de t’imaginer toi Mila dans quelques années. Un jour, je le confessai à l’une d’elles. Elle sourit. J’avais dû la relier séance tenante à un grand-père, peut-être à deux. La vie matérielle les maintient dans la difficulté, je le sais. Une énergie fraîche les soutient, je le crois. Elles n’ont pas à renoncer aux privilèges de leur âge. Quant à toi Camil, je t’y vois te balançant entre deux tables comme il n’y a pas longtemps dans un bar de Chamalières, à la manière d’un gymnaste aux barres parallèles.
Le décor reproduit scrupuleusement la palette des bars-restaurants populaires de naguère : tables, ferrures, couleurs. Il manque l’arpette, l’ouvrier, l’artisan du coin, le peuple du Paris de Jacques Prévert dont je vis luire les tout derniers feux. Les sueurs de charbon suitant des péniches ouvertes me reviennent à l’esprit ; les langues bien pendues aussi, qui nourrissaient une euphorie du langage dans les bars, dans les ateliers, dans les usines, sur les trottoirs. Se rendre au travail se disait alors « aller au chagrin ».
Je me souviens du « Lux-Bar » de la rue Lepic, au numéro 12. Le pavé est passé à l’attaque de la Butte Montmartre depuis deux-cents mètres, une fois quittée la place Blanche. Pour Léon-Paul Fargue, la rue Lepic était « un fleuve ». Les soirs, - nous pouvions sortir d’une séance au « Studio 28 » de la rue Tholozé -, l’éclairage rayonnait mollement sur le havane mat des murs. Des appliques soulignaient l’alignement des tonneaux et balayaient le comptoir cuivré effleuré par les confessions. Je me demandais si le couple de patrons gardait en mémoire la coulée de parlotes, radotages, querelles et baratins qui leur tombait dans l’oreille.
La chanson de Bernard Dimey reflète le « Lux-Bar » que j’ai fréquenté :
Au Lux-Bar on s'retrouve un peu comme en famille ;
L'poissonnier d'à côté, c'ui qui vend du requin,
Vient y boire son whisky parmi les joyeux drilles
Qui ne sont rien du tout, mais qui sont tous quelqu'un.
Au bout du comptoir, calée dans le recoin, Juliette se tenait quasiment à demeure devant un verre de rosé. Tant qu’à ouvrir le parachute de la mémoire, j’invente un prénom très robe noire, très parisien ! Je ne me souviens plus du vrai. Juliette buvait modérément, mais le flux l’empoisonnait graduellement. Blonde platinée, elle avait la peau du visage et des bras fanée. On pouvait penser qu’elle forçait sur le maquillage pour tirer un voile sur la vieillesse qui la menaçait. Sa silhouette de peuplier ne laissait personne indifférent. On dit de certaines personnes qu’elles prennent la lumière. C’était son cas. Les habitués racontaient qu’elle avait été danseuse au Moulin Rouge. Les ailes du cabaret tournent en bas de la rue. Le « on-dit » paraissait donc plausible. Juliette promenait un regard constant sur le brouhaha. Elle s’arrêtait sur les visages sans que quiconque conclût à une intrusion. Je commandai la plupart du temps une « mariée », soit un demi de bière, une expression née aux Halles du Paris disparu. Regardez la fine traîne de mousse abandonnée le long du verre par les tireuses à pression et vous comprendrez comme c’est bien vu… À moins que les robes de mariée d’aujourd’hui ne soient plus prolongées par une traîne !
En revanche, je n’ai pas de prénom pour la forte tête du « Galvani » qui donnait sur Gouvion-Saint-Cyr. C’était du lourd en modèle réduit. Une petite boulotte tintamarresque prenait toujours le pas sur les autres sociétaires du club imbibé de blanc d’Alsace. À grand renfort de verdeurs et d’anecdotes renversantes, elle éparpillait au dessus des verres, avec un accent des faubourgs, ce qu’on nomme des « brèves de comptoir » :
« T’as vu l’article dans l’Parisien ? En rentrant bourré chez lui, un mec s’est fait arracher l’nez par son chien… Les chiens, ça aime pas l’alcool ! Moi j’le sais ! Tu vois, l’aut’soir, quand j’suis rentrée avec un coup dans le pif, eh ben Poupette, rien qu’en sentant mon haleine, elle a aboyé. Et pis, tout de suite après, elle s’est barrée. »
Faîtes-moi le plaisir de relire à voix haute et de jouer la partition de la maîtresse de Poupette que j’avais notée immédiatement sur mon carnet, un Exacompta bleu, que je tiens en fond de poche prêt à emmagasinner tout ce qui bouge, une phrase, une citation, un mot de rue, bref, des graines de langage. Par exemple, sur un mur du métro, le 18 janvier 2014 : « Le travail = le goulag + la clim’ ».
Vous pouvez dégager de ma bibliothèque un livre à la couverture marron : La légende des cafés, de Georges Haldas. Sa lecture me refilerait sur-le-champ l’aiguillon de la contemplation des âmes des voisins de comptoir, ces « miroirs de la condition humaine ». Ainsi de toi, Germaine, saine-et-sauve d’une époque d’avant ! À chacune de nos courtes conversations, tu insistais sur tes quatre-vingt-dix ans, sur combien tu te préservais à la désespéré de l’esprit de Paris en voie d’extinction. Tu tenais dans les années quatre-vingt-dix la dernière guérite parisienne de la Loterie Nationale, à l’intersection de la rue des Dames (j’habitais alors au 40), et de la rue des Batignolles, dans le dix-septième arrondissement, juste devant la porte du « … » (son nom m’échappe). Le percolateur sifflait comme un retraité des mines silicosé. Je commandais au comptoir un Évian ou un Beaujolais, un « jambon beurre », j’écalais un oeuf dur, je dispersais du sel. Tu entrais, tu ressortais un café à la main, tu rejoignais ta guérite. C’était un bar de commodité, consommation rapide, partie de flipper, boing, boing et game over ! Il manquait où s’asseoir sans être vu. En sortant, je tombais sur les quatre ampoules mal divisées qui éclairaient un curieux toupet au sommet de ton crâne, Germaine, ma grinçante aborigène ! Un jour, tu t’étais montrée tout offusquée, horrifiée même : « J'ai commencé en 57 en vendant des « Gueules Cassées » et maint’nant on m’demande des « Morpions » ! Alors, j’leur réponds qu’j’en ai pas ». J’avais ri ! Pas toi.
Les enfants, je vous quitte. Je n’en ai pas fini avec les bars. La suite dans ma prochaine lettre.

Post scriptum : « Gueules cassées », c’est les soldats invalides, les défigurés de la guerre de 14 ; pour les morpions, je vous expliquerai un jour.

vendredi 4 décembre 2020

2.

Ah !, le verre des cantines, son ventre aimable, ses deux traits cerclés aux deux tiers supérieurs, son chiffre au fond ! C’est bien lui, Duralex, en verre trempé transparent et incassable, noblesse du design, éclat des Salons Ménagers d’antan avec Moulinex et Frigidaire. Je l’avais perdu de vue. Je ne le savais pas du tout malade. Duralex est en redressement judiciaire depuis le mois de septembre 2020. Dura lex, effectivement !  
Notre verre national avait été l’instrument d’une révolte lycéenne contre un abus de pois cassés auquel s’était ajoutée une disette de frites. Une fois le rideau baissé sur la guerre d’Algérie, les années 60 roulaient alors au pas, ternes et sédentaires mais prometteuses sous le gris-vert de la pierre de Brive et le prodige des premiers plastiques résumé en slogan : « Plastique Gilac, plastique miracle ».
Ce jour-là, après le dessert, un courant d’insoumission endoctrine le réfectoire. Ce n’est pas Les révoltés de la cellule 11, mais des mutins fines mouches à la baguette d’un jazz-band. On appellera la composition imaginée Ding-ding-dong pour carrelage. Les p’tits malins ne seront pas accusés de « casseurs » ; Duralex est l’Incassable comme Michelin était l’Increvable. Le ramdam délictueux est lancé, coordonné, précis. Une première table, un verre glisse et bascule sur le sol, bing ! Dans la foulée, une deuxième table, un verre glisse et bascule sur le sol, bing ! Table après table, son réverbéré, le bastringue s’achève en orphéon avec la chute de plusieurs verres regroupés. Sidération des trois « pions » de garde, sortie retardée, irruption du surveillant général, sermon, punition, récréation supprimée. L’intendant du lycée freina modérément sur les pois cassés et accéléra raisonnablement sur les frites.
Mon autre blues Duralex est d’un tonneau différent. Il naît d’une routine des ouvriers du Livre dans un quotidien, années 70, avant l’Internet et le fax. Le Capital et le Travail cohabitaient dans un calme de fond de vallée. Le patron pouvait amuser (aux deux sens du mot) la galerie syndicale en négociation avec des paroles de nature à entretenir sa légende : « Messieurs, nous sommes un journal de cons, fait par des cons, lus par des cons. Vous avez la parole ! »
Les hommes du Livre, la centaine de compagnons de l’atelier de fabrication, « aristocrates de la classe ouvrière » selon les journalistes mi-jaloux, un groupe de prolos unis, bien payés, maîtres en orthographe comme en typographie, des gens gréés manuellement et intellectuellement, tous ceux-là auraient dû, selon la Médecine du Travail, boire du lait pour prévenir le saturnisme lié à la présence du plomb dans la fabrication des caractères d’imprimerie. Seulement voilà, en neuf années de présence, jamais je n’aurai jamais vu chaton laper écuelle !
Et c’est ici que Duralex se pointe. Les deux traits, dont j’ai déjà parlé, étalonnaient la dose de « rouge » circulant en bouteille dans les travées. Jusqu’au terme du service, un casier toupinait de poste en poste  intéressés. Le cheminement traversait l’effervescence et la chaleur des lingots de plomb en train de fondre dans les lynotypes ! La langue du lieu, épanouie par le mouvement et par la confraternité, donnait de l’orgue. Dans l’épisode qui nous occupe, par exemple, les « Rhabille le petit ! » remplaçaient les « Remets-moi ça ! » Les tournées n’altéraient en rien la qualité du travail. En revanche, on pouvait supposer que, sur la longue distance, le foie de quelques-uns…. Je me souviens que Pierre Lazareff, le chef du France-Soir de la grande époque, exigeait de sa rédaction, « Pas un papier sans personnage ». J’ai le mien, resté intact dans ma mémoire.
Comme tous les soirs, l’homme avait enfourché sa mobylette en fin de service. Dans la nuit étoilée, sa vue avait passé outre la masse d’un camion à l’arrêt. Les arbres de l’avenue rapportèrent que le boing fut de l’envergure de ceux de Grosminet à la poursuite de Titi. Ayant décidé, par un caprice de l’âme, d’atteindre en nombre de Duralex le chiffre élevé du département, cet adroit du coude avait absorbé plusieurs litres de vin en quelques heures.
Sa vie fut bouleversée par le choc, sa Mobylette assignée à un fond de garage, son poste à l’atelier définitivement occupé par un autre. Quelques mois plus tard, ne supportant point son reflet dans la glace centrale de l’armoire de la chambre, il décrocha le fusil afin d’éliminer sa propre image du champ de vision. Vultus est index animi (L’expression du visage est le miroir de l’âme) m’a-t-on appris quelque part ! Après quoi, me fut-il rapporté, il s’était endormi comme Don Quichotte après une hallucination.
(mercredi 2 décembre 2020. À suivre.)

mercredi 2 décembre 2020

1.

La Norvège étudie l'impact de l’huile de foie de morue sur notre équilibre malmené par la Covid 19. Aussitôt informé, je me suis revu debout, 10 rue Montaigne, au deuxième étage, 19100 Brive-la-Gaillarde, 1953 à une ou deux années près…
Je préfèrerais lui voir tenir dans la main droite un caramel à deux francs au lieu de la cuillère à soupe remplie à ras bord du liquide détesté gluant et marron. Je n’ai pas encore  avalé, sauf en pensée, l’âme vent debout mais consciente de l’inutilité qu'il y aurait à faire pleuvoir à verse des supplications. J’ai appris à les garder pour moi, derrière les lèvres serrées.
À l’énoncé du « C’est pour ton bien ! », le verdict tombe. Sa main gauche aussitôt serre les narines, apnée, ouverture forcée du bec, et hop !
Le brusque tressaillement était-il accompagné d’un « pouah » ou d’un « beurk » ? Je ne sais plus. De cette répugnance, je conserve en mémoire la fin du haut-le-coeur dans la gorge et l’amertume du carré noir de chocolat glissé sur la langue. Elle pensait adoucir l’épreuve. Elle se trompait à un point ! Il eût peut-être fallu la plaquette entière de Cémoi. Ma mémoire explique que je partais alors confier mon infortune à Pif le chien et à ses apôtres, Pifou, Tonton, Tata, Hercule, tandis qu’elle passait un chiffon doux sur la table de Formica après avoir rangé le fortifiant. Elle, c’était maman.

(mercredi 2 décembre 2020. À suivre.)



12.

Des deux pommiers proches du lavoir aucun qui ne portât des fruits rebondis. Devant la sensualité inerte propagée, je les convoitai. Les deu...